Avec
cette arrogance perceptible à l’œil nu chez ceux qui se croient sortis de la
cuisse de Jupiter, les dirigeants occidentaux aiment se prévaloir des valeurs
morales universelles – ou supposées telles – pour donner des leçons à toute la
planète. Ils distribuent les bons et les mauvais points, les châtiments et les
récompenses, comme s’ils étaient à la place du dieu Minos qui, dans un mythe
cher à Platon, soupèse les âmes des défunts avant de les expédier dans le
Tartare. Mais sauf preuve du contraire, ces juges infaillibles du bien et du
mal, censeurs autoproclamés du reste de l’humanité, sont loin d’être des
divinités antiques. Nous avons pu mesurer, au contraire, à quel point ces
représentants d’un impérialisme cynique sont « humains, trop humains », et
l’expérience nous a montré qu’ils appliquaient surtout le principe : « Faites
toujours ce que je dis, mais ne faites jamais ce que je fais ».
Une
étude récemment publiée par l’Institut Watson (Brown University, USA) a révélé
que les Etats-Unis avaient dépensé 5 900 milliards de dollars depuis le 11
septembre 2001 pour « guerre contre la terreur ». Engagée dans 76 pays, soit
39% des Etats de la planète, cette guerre héroïque du Bien contre le Mal a
coûté une fortune colossale qui correspond au PIB annuel cumulé de la France et
du Royaume-Uni. Mais ce n’est pas le pire : elle peut également se vanter d’un
bilan humain hors compétition. D’après cette étude, entre 480 000 et 507 000
personnes ont été tuées dans les opérations menées par les Etats-Unis en Irak,
en Afghanistan et au Pakistan durant cette période. A ces victimes directes de
la guerre menée par Washington, les auteurs de l’étude estiment qu’il faut ajouter
les victimes indirectes, beaucoup plus nombreuses. Ce demi-million de morts
n’est donc qu’une estimation extrêmement basse, la face émergée de l’iceberg.
Car 76 pays au total ont fait l’objet de la généreuse croisade anti-terroriste
menée par les USA, et la comptabilité de ces victimes immolées sur l’autel du
Bien, si elle était poussée jusqu’à son terme, donnerait le vertige.
Car
on devrait aussi ajouter, malheureusement, les victimes des embargos meurtriers
décrétés par les pays riches contre les pays pauvres, et notamment celui qui
fut infligé à l’Irak et provoqua la mort d’un demi-million d’enfants dont
Madeleine Albright, secrétaire d’État US et icône mondiale des droits de
l’homme, disait que c’était “le prix à payer”. Mais l’essentiel, pour l’Occident,
n’est-il pas d’avoir bonne conscience ? Au lendemain de l’attaque nucléaire
contre Hiroshima et Nagasaki qui fit 220 000 morts – en toute inutilité sur le
plan militaire -, les généraux US prirent l’habitude de fêter l’événement en
mangeant un gâteau en forme de champignon atomique en compagnie de leurs
familles réjouies. Enracinée dans l’inconscient collectif d’une nation élue de
Dieu, cette identité présumée avec le Bien ne risque pas de souffrir d’un
obscur alignement de chiffres, d’une comptabilité macabre qui est de mesure
nulle face à l’immensité des bienfaits dont la nation exemplaire irradie le
monde ébahi. Et puis, que valent quelques millions de morts dans des pays
lointains tant que l’Amérique s’imagine qu’elle continue à jouir – à crédit –
de l’american way of life ?
Frappé
de stupeur par un tel bilan, un esprit naïf serait peut-être tenté de supposer
que la lutte contre les méchants terroristes menée par Washington, au moins, a
rencontré quelque succès. Mais où faut-il jeter le regard pour observer un
effet positif de cette grandiose entreprise menée par les chevaliers blancs de
la démocratie ? En fait, le seul endroit de la planète où les terroristes ont
vraiment reçu un coup sur le museau est la Syrie, c’est-à-dire un Etat allié de
la Russie – qui a fortement contribué à la destruction de l’appareil terroriste
financé par les alliés de Washington – et un Etat honni et combattu par les
USA, qui ont cyniquement laissé Daech s’emparer de Palmyre en 2014. Partout
ailleurs, la gangrène terroriste s’est répandue au même rythme que
l’intervention américaine, comme si les coupeurs de têtes étaient arrivés dans
les fourgons de l’US Army et de ses suppôts. C’est sans doute pour opposer un
démenti à cette cruelle réalité que Donald Trump, avec un aplomb stupéfiant, a
osé accuser l’Iran d’être la matrice du terrorisme au Moyen-Orient. Travers
notoire du discours officiel en Occident, cette pratique de l’inversion maligne
– qui consiste à attribuer à son adversaire la responsabilité de ses propres turpitudes
– a probablement atteint en 2018 son acmé historique.
Mais
ce n’était pas suffisant, et le camp du Bien n’est jamais à court d’arguties
dès qu’il s’agit de s’exonérer de ses crimes. Plus subtil que l’inversion
maligne – qui a quand même tendance à frôler le grotesque -, la thèse de
l’erreur stratégique – par définition involontaire – a de fervents partisans
dans la sphère de l’expertise occidentale. Au vu des résultats de la guerre
présumée contre la terreur, les fournisseurs habituels en filet d’eau tiède qui
occupent les plateaux télévisés répondent généralement que cette guerre était
juste, mais qu’elle a été conduite en dépit du bon sens. Il fallait combattre
les terroristes, bien sûr, mais intelligemment. A propos de la Syrie, par
exemple, de présumés experts expliquent que l’Occident a été victime d’une «
illusion » funeste, qu’on n’a pas compris les rapports de forces locaux, que
les agents de la CIA ne comprennent pas l’arabe, bref qu’il y a eu défaillance
de l’expertise, et que si l’on avait écouté les vrais experts on n’en serait
pas là. Si on lit entre les lignes, les dirigeants de nos vaillantes
démocraties ne voulaient pas causer de tels dégâts, leurs intentions étaient
pures, mais ils eurent de mauvais conseillers et de mauvais exécutants. Le
point aveugle de cette thèse, évidemment, c’est qu’elle confond méconnaissance
des réalités et cynisme politique, et insiste sur la première pour occulter la
seconde.
Fréquemment
invoqué pour étayer une critique « soft » et inoffensive de la politique
occidentale, cet argument fallacieux de « l’illusion » ou de « l’erreur » a
beau avoir pignon sur rue, il est particulièrement toxique. Il jette une fausse
clarté sur ce qu’il prétend expliquer, il en occulte la réalité ultime. La
prétendue guerre contre la terreur n’a pas échoué parce qu’elle fut conduite
par des ignares ou des lourdauds. Loin d’être une guerre contre les
terroristes, elle avait manifestement d’autres cibles, et il suffit d’énumérer
les interventions impérialistes menées depuis 2001 pour les identifier. Créée
avec l’appui de la CIA pour combattre le communisme en Afghanistan, Al-Qaida
n’a jamais souffert de l’hostilité de Washington au cours de son histoire – pas
plus que ses avatars successifs (Al-Nosra, Daech) arrosés de pétrodollars et
fournis en moyens militaires par les pétromonarchies du Golfe. Et il serait
digne, de la part du Département d’État, de réparer une injustice flagrante en
versant à la veuve de Ben Laden une pension de réversion amplement méritée,
compte tenu des bons et loyaux services rendus par le meilleur agent recruteur
de la CIA.
Non
seulement le terrorisme ne s’est jamais aussi bien porté depuis que les USA
prétendent le combattre, mais les Etats souverains qui l’affrontent pour de
vrai – aujourd’hui comme hier – figuraient depuis longtemps sur la liste noire
des faucons du Pentagone. Afghanistan envahi, Irak laminé, Libye pulvérisée,
Soudan tronçonné, Syrie agressée, Iran sanctionné, Yémen affamé : la guerre
contre la terreur est l’alibi d’une destruction méthodique des structures
étatiques du « grand Moyen-Orient », pour reprendre l’expression de Michel
Raimbaud. On ne comprend pas la politique occidentale dans la région si l’on
refuse d’admettre que la guerre contre la terreur était en fait une guerre pour
la terreur, destinée à perpétuer le chaos dans une partie du monde aussi riche
en puits de pétrole qu’en peuples récalcitrants. Contrairement au discours
convenu des chancelleries occidentales sur « notre ennemi mortel, l’islamisme
radical » – discours destiné aux naïfs – , les coupeurs de tête n’ont jamais
causé le moindre tort à l’hégémonie US, qui a précisément besoin de leur
nocivité pour se perpétuer. A la fois mercenaires et boucs-émissaires, les
djihadistes en tous genres ont fourni sa piétaille-kleenex à l’empire du crime.
Insupportable,
la morgue moralisatrice des dirigeants occidentaux est l’écran de fumée qu’ils
jettent complaisamment sur les tombereaux de cadavres dont ils sont
responsables. C’est non seulement une insulte à l’intelligence des peuples qui
les écoutent, mais surtout – c’est de loin le plus grave – une ignominie à
l’égard des peuples qu’ils ont condamnés à la mort ou à la misère. Dans cette
entreprise mortifère où le false flag est la règle et le bombardement aveugle
le mode opératoire, de Kaboul à Bagdad, de Tripoli à Sanaa et de Mossoul à
Damas, les Etats-Unis battent tous les records, mais leurs supplétifs français
et britannique, ces roquets de l’Empire, ne sont pas en reste dans l’exécution
du crime de masse. Quel autre pays dans le monde, outre ces trois-là, peut se
vanter d’avoir fait autant de guerres chez les autres, imposé autant de
sanctions économiques, déstabilisé autant de nations souveraines ? S’ils
avaient une vague idée de ce qu’est le patriotisme, leurs citoyens
descendraient dans la rue pour imposer la fin de cet acharnement criminel
contre des populations qui ne leur ont rien fait, et dont certaines avaient
même la candeur de croire aux valeurs usurpées par un Occident failli.
Par: Bruno Guigue le 23 novembre, 2018
Dans: A La Une, Actualité, Actualité_Ameriques,
Actualité_Moyen_Orient, Géopolitique
Bruno Guigue, ancien élève de l’École Normale Supérieure et de l’ENA,
Haut fonctionnaire d’Etat français, essayiste et politologue, professeur de
philosophie dans l’enseignement secondaire, chargé de cours en relations
internationales à l’Université de La Réunion. Il est l’auteur de cinq ouvrages,
dont Aux origines du conflit israélo-arabe, L’invisible remords de l’Occident,
L’Harmattan, 2002, et de centaines d’articles. Dernier ouvrage paru en janvier
2018 aux éditions DELGA : Chroniques de l’impérialisme, préface de Samir Amin,
20 euros.
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