Rien n’égale le pouvoir des images. L’indignation monte après
le reportage,
diffusé le 14 novembre par CNN, sur une vente aux enchères de migrants
en Libye, où l’on voit des hommes cédés pour 400 dollars. Pourtant, ces
faits sont connus depuis plusieurs mois. Le magazine Paris-Match en
avait parlé dès septembre 2016 en publiant le reportage d’un photographe.
En avril 2017, à la suite de la publication d’un rapport de l’Organisation
internationale pour les migrations (OIM), la presse
africaine avait relayé l’information sur l’esclavage en cours en
Libye. Et le 7 septembre, à Bruxelles, la présidente de Médecins sans
frontières (MSF), Joanne
Liu, avait lancé cet appel à la Commission européenne : « Dans
leur effort pour endiguer le flux, les gouvernements européens seront-ils prêts
à assumer le prix du viol, de la torture et de l’esclavage ? »
« Ce qui se passe est terrible, analyse
de son côté Richard Danziger, responsable de l’OIM pour l’Afrique de l’Ouest et
l’Afrique centrale. Il est incompréhensible qu’au XXIe siècle, ce
type d’abus existe encore. C’est le pire résultat de la migration, et comme
toujours sur cette question — que ce soit avec des chiffres ou des histoires
particulières de migrants —, les faits relatés vont être utilisés par ceux
qui ont déjà une position sur cette question, afin de renforcer leur point de
vue. Ceux qui sont contre l’immigration vont facilement pouvoir justifier le
renforcement du contrôle et de la répression, en disant que c’est pour protéger
les migrants. Le même argument peut être repris par ceux qui veulent au
contraire ouvrir les frontières à tous. Il est plutôt temps de réfléchir
rapidement à une politique migratoire qui protège les migrants tout en
apportant des avantages aux sociétés d’origine comme de destination, avec plus
de voies légales pour les migrations — le pilier oublié du plan d’action de La
Valette (1). »
Une histoire dépourvue de morale
Comme s’interrogeait très justement la politologue belgo-rwandaise
Olivia Rutazibwa, début novembre à Dakar, lors des Ateliers de la pensée, les
médias occidentaux racontent toujours l’histoire des migrants « à
partir du moment où elle commence à concerner les Européens, lorsque des
migrants tapent à leur porte et leur posent la question de leur réaction,
gentille ou méchante ». L’histoire est donc racontée à Mellila,
Tenerife, Lampedusa et en mer Méditerranée, où 5 000 personnes se
sont noyées en 2016 et 2 816 depuis janvier 2017, selon les
chiffres des Nations unies. Et en Libye, grâce à CNN.
Mais où commence-t-elle vraiment ? L’écheveau, complexe,
dépasse il est vrai le cadre d’un récit binaire avec une morale.
Richard Danziger, qui a écrit sur cette
question, poursuit : « Il faut saisir cette occasion pour
condamner l’esclavage, mais aussi prendre conscience que si tant de gens
sont prêts à encourir autant de risques, renforcer les contrôles ne résoudra
rien… Pourquoi les migrants s’en vont-ils ? Le mirage du succès ailleurs
n’est pas seul en cause. C’est le manque de perspectives sérieuses sur place
qui pose problème, avec des sociétés verrouillées par des systèmes de népotisme
— dans lesquelles un diplôme quel qu’il soit ne sert à rien, si l’on n’est pas
du bon milieu et si l’on n’a pas les bons contacts. »
Lire aussi Olivier Piot, « Rencontre avec les pionniers de
l’« africapitalisme » », Le Monde diplomatique,
novembre 2017.Les responsabilités sont collectives — à tous les niveaux,
depuis les familles africaines qui poussent leurs jeunes à partir au péril de
leur vie, aux « passeurs » qui s’engraissent sur ce marché de la vie
et de la mort, jusqu’aux dirigeants africains, dont très peu d’entre eux
reconnaissent leur part de responsabilité, et souvent plus soucieux de leur
patrimoine personnel et la reconduite de leur mandat que de l’avenir de leur
pays. Sans oublier les bailleurs de fonds et la « communauté
internationale » qui voient la transition démographique de l’Afrique
venir, grosse comme une possible catastrophe, tout en laissant libre jeu au
marché. Leur espoir : que la loi de l’offre et de la demande ou
l’apparition miraculeuse de classes moyennes résolvent tout, comme par
enchantement.
En attendant, les trafics liés à la migration ont pris l’envergure
d’une industrie. Ce marché, florissant depuis le début des années 2000, mène
à l’Europe ou à la mort. Au vu et au su de la police et des magistrats qui ne
traduisent pas en justice les gros bonnets — connus localement — qui prospèrent
sur cette filière.
Au moins trois niveaux de mensonge
C’est ici que se joue peut-être le premier niveau de mensonge —
par omission — sur la migration. Le phénomène n’est pris nulle part à
bras-le-corps par les puissances publiques concernées au premier chef. Aucun
discours clair et fort n’est audible en Afrique sur l’hécatombe qui a cours
depuis 2000, dans les pays du Sahel, en raison des vagues de départs
clandestins.
Le rêve de réussite à l’étranger, dans les pays à forte tradition
d’émigration (Sénégal, Mali, Guinée, Gambie), est entretenu à tous les niveaux
de la société — du « Modou-Modou » (vendeur ambulant) jusqu’aux
anciens chefs d’État (pour le cas du Sénégal, par exemple), qui aiment prendre
leur retraite sur les rives de la Seine. Les « venants de France » ou
d’Italie retournent au pays quand ils le peuvent, pour prouver leur réussite,
sans rien dire de leurs souffrances. Personne ne tient trop par ailleurs à
savoir comment ils ont gagné de l’argent — pourvu qu’ils en gagnent, puisque
c’est tout ce qu’on leur demande. Du coup, un migrant refoulé vit son retour
comme un échec. Voire un déshonneur. Il n’a de cesse de repartir, même s’il a
jeté par-dessus bord, comme Massamba
Diop, un pêcheur dakarois, des dizaines de cadavres de candidats à l’exil,
morts durant le voyage exténuant en pirogue vers l’Espagne. Certains, qui se
voient proposer le rapatriement par des agences internationales ou des ONG le
refusent, parce qu’ils sont repoussés par leur propre entourage lorsqu’ils
rentrent.
Depuis janvier 2017, l’OIM a apporté son assistance à
12 000 personnes en Libye (parmi lesquelles 18 % de femmes),
dont le retour volontaire a été facilité dans 24 pays différents,
majoritairement en Afrique de l’Ouest (10 925 personnes). En
coopération avec les forces nigériennes de sécurité et la protection civile,
l’OIM a aussi secouru, depuis octobre 2016, 1 600 migrants en
situation de détresse dans le désert au nord du Niger.
« Une de nos priorités est d’augmenter notre accès dans les
centres de détention en Libye afin de secourir les migrants, explique
Richard Danziger. Bien qu’ils soient dans la grande majorité prêts à
rentrer chez eux, certains décident quand même de continuer vers l’Europe. Nous
comptons travailler avec ceux qui reviennent de Libye pour sensibiliser leurs
pairs sur les risques qu’ils encourent s’ils font ce voyage. Mais pour protéger
ces jeunes contre d’éventuels abus, il faudra bien qu’ils aient des
opportunités concrètes — que ce soit chez eux, dans l’espace sous-régional de
la Communauté économique des États d’Afrique de l’Ouest ou ailleurs, par des
voies légales. »
Un ordre économique et politique bousculé par les migrants
Second niveau de mensonge : l’Europe et les États-Unis
financent le « développement » d’un côté, mais de l’autre, ils en
sapent sans vergogne les fondements. La France et ses alliés n’ont pas seulement
détruit la Libye en 2011 sous l’étendard de l’OTAN, avec des
conséquences critiques au nord du Mali, créant un no man’s land durable
entre l’Afrique et l’Europe. L’Europe passe aussi avec ses anciennes colonies,
à grands renforts d’ultimatums, des Accords de partenariat économique (APE)
qui tuent
dans l’œuf tout espoir d’industrialisation naissante, en forçant les
marchés africains à laisser libre accès aux produits européens. Le tout, alors
qu’un changement radical d’axe s’impose. L’idée d’un plan
Marshall pour l’Afrique, défendue par l’Allemagne et la Conférence des
Nations unies sur le commerce et le développement (Cnuced), peine à faire son
chemin.
Lire aussi Jacques Berthelot, « L’agriculture africaine dans la
tenaille libre-échangiste », Le Monde diplomatique,
octobre 2017.Troisième niveau de mensonge : « Ce n’est
pas un grand scoop de dire que l’Europe
a besoin de migrants, rappelle Richard Danziger. Nous
savons que nos populations ne se renouvellent pas, et qu’il faudra une nouvelle
main d’œuvre pour faire le travail et payer les retraites. Y a-t-il un homme
politique en Europe qui puisse se faire élire en disant cette vérité ? La
réponse, pour l’instant, est non. Malheureusement, le sujet reste tellement
émotionnel, à gauche ou à droite, qu’on a tendance à prendre des positions qui
ne sont pas ancrées dans les faits, mais des mythes. »
Les images choc de CNN font bouger l’opinion. Reste à savoir si, au-delà
de l’émotion, le mouvement prend les bonnes directions.
Sabine Cessou
in blog.mondediplo.net/
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