Parce
que le monde doit changer de cap (1), l’école ne peut avoir pour seule finalité
la formation à l’emploi. Elle doit être le carrefour d’une permanente éducation
intégrant, tout au long de la vie, la diversité des savoirs qui ne sont pas les
siens mais qu’elle doit reconnaître et encourager. Par Roger Sue Professeur
des universités, (auteur de Temps et ordre social, PUF, Paris, 1994) dans Le
Monde diplomatique
La
grande question posée à l’éducation au cours des dernières décennies a été
celle de sa démocratisation et de sa lutte contre l’échec scolaire. De gros
progrès ont été réalisés sur ce terrain, même s’il reste beaucoup à faire. Le
chemin à peine tracé, l’éducation se trouve confrontée à deux défis majeurs :
la crise du travail et l’évolution de la conception du savoir. La préparation à
l’emploi et l’acquisition des connaissances sont en effet les deux piliers de
l’éducation moderne.
Toute
éducation s’appuie sur un modèle social qui lui sert de référence. Il oriente
ses contenus, hiérarchise ses valeurs, détermine son organisation, etc. Ainsi
au Moyen Age, l’éducation selon le modèle scolastique reflète et perpétue
l’ordre religieux. Avec la modernité, le travail devient le principal
référentiel et sert de modèle à l’organisation de l’école républicaine (2). Les
déclarations de Jules Ferry, son grand artisan, sont sans équivoque : l’école
doit former le futur travailleur. Elle doit aussi former le citoyen, mais
qu’est-ce qu’un bon citoyen sinon un bon travailleur ?
Plus
d’un siècle après, le modèle de référence est resté à peu près le même. Il
serait même plus puissant que jamais. Ne parle-t-on pas du « travail scolaire »
et même, depuis peu, du « métier d’élève », par identification avec le monde du
travail ? D’ailleurs, pour l’immense majorité des élèves, l’école est avant
tout perçue comme une préparation à l’emploi, même s’ils considèrent par
ailleurs qu’elle y prépare mal.
Aujourd’hui,
nombreux sont ceux qui militent pour une soumission encore plus complète de l’école
à la logique des métiers et de la professionnalisation. Cette crispation sur le
travail alors que celui-ci est l’épicentre de la crise est évidemment très
paradoxale. Sauf à penser que c’est la formation qui a le pouvoir de créer
l’emploi. Ce qui n’est pas le cas. C’est même plutôt l’inverse puisqu’un
meilleur niveau de formation accroît les gains de productivité et contribue à
réduire le temps de travail. Tout semble indiquer, en effet, que même en cas de
reprise franche le volume global du travail ne devrait guère augmenter et que,
à moyen terme, il devrait poursuivre sa tendance séculaire à la baisse. Le
temps passé au travail est déjà marginal — entre 13 % et 14 % du temps de vie
éveillée — et il le sera demain plus encore. On sait aussi que la grande
majorité des emplois nouvellement créés seront faiblement qualifiés (du type
secrétariat ou maintenance) et, surtout, de moins en moins en phase avec la
pyramide des diplômes.
L’explosion
scolaire est sans rapport avec le nombre comme avec le niveau des débouchés
prévisibles. En 1993, plus des trois quarts des jeunes (78 %) sont encore
scolarisés à dix-huit ans, près des deux tiers d’une génération obtiennent le
baccalauréat (contre 11 % au début des années 60) et, surtout, les effectifs
universitaires connaissent un boom et progressent de 36 % dans la décennie
1980-1990 (3).
A
l’évidence, le nombre et le niveau des diplômés augmentent beaucoup plus vite
que les emplois correspondants. D’ailleurs, les diplômés commencent à en payer
le prix, avec plus de 10 % de bacheliers au chômage, et même les élèves sortant
des grandes écoles ne sont plus sûrs d’être épargnés. Certes, le diplôme reste
malgré tout la meilleure garantie contre le chômage ; mais au prix d’un
investissement toujours plus lourd de la collectivité comme de l’intéressé,
sans rapport avec son utilité ou son efficacité réelles, sur le plan
professionnel tout au moins. Il intervient plus comme un critère de tri et de
sélection a priori à l’embauche que par son adéquation à l’emploi. Avec toutes
les déconvenues qui en résultent, tant pour le salarié que pour l’entreprise.
Dans
ces conditions, maintenir le travail comme principal référentiel de l’éducation
est devenu irréaliste. On commence tout juste à mesurer l’onde de choc
provoquée par la crise de ce référentiel. Pourtant, le brusque et brutal
soulèvement de la jeunesse contre le contrat d’insertion professionnelle (CIP)
en a démontré le potentiel explosif, le CIP avec le « SMIC-jeunes » ayant été
comme des révélateurs de l’écart grandissant entre le niveau de formation et la
réalité du travail d’aujourd’hui. C’est bien parce que ce projet touchait une
question de fond que la réaction fut si rude.
Apprendre
pour quoi faire ?
Si
la question « l’éducation pour quoi faire ? » n’est pas nouvelle, avec la crise
de l’emploi elle se fait plus pressante et représente un vrai défi qui dépasse
les seuls milieux éducatifs et ne pourra être indéfiniment refoulée.
Deuxième
grand défi pour l’éducation et ses institutions, l’évolution de la relation au
savoir. Dans la conception classique, il y a opposition tranchée et radicale
entre savoir et non-savoir. Ou l’on sait, ou l’on ne sait pas. Le savoir est
l’objet de la science qui ne saurait être parasitée par l’erreur. Dans les
sociétés rationalistes modernes, la science fait figure de vérité. Les
institutions éducatives en sont les dépositaires et ont pour tâche d’assurer sa
transmission, dont elles détiennent le quasi-monopole.
Or,
chacun le sait ou le sent bien, une telle conception ne tient plus. Pour de multiples
raisons. Que ce soit la relativité du savoir scientifique, la place de l’erreur
dans le processus même de la découverte scientifique (4), le pluralisme des
savoirs qui ne sont pas tous objet de science, ou, plus communément, le doute
sur les finalités scientifiques et leurs bienfaits. L’éducateur se sent ainsi
moins assuré. Son rôle n’est plus seulement de transmettre un savoir tout fait,
paré des vertus de la science. Non seulement ce savoir est plus incertain, mais
le doute porte aussi sur son utilité quand le guide pratique que constituait la
préparation au travail sert plus difficilement de référence. De plus, ce savoir
savant se heurte désormais souvent aux savoirs constitués du public. Savoirs
ordinaires, issus du quotidien, qui sont plus étendus dans le public et dont
celui-ci a davantage tendance à revendiquer la légitimité.
On
a ainsi le sentiment que l’éducation glisse progressivement du terrain de la
seule démocratisation du savoir vers celui de la construction d’un « savoir
démocratique » davantage lié aux pratiques et aux acquis des acteurs. La nature
du savoir lui-même devient l’enjeu d’une négociation entre les acteurs. Ce qui
est sans doute un moyen plus efficace de formation et d’accès à un savoir réel.
Tâche passionnante, mais redoutable pour des éducateurs ainsi privés de leurs
repères et de leurs certitudes.
Autre
transformation dans la relation au savoir, celle de ses modes d’acquisition. Le
modèle dominant de transmission du savoir reste fondé sur le discours abstrait,
sur le maniement de concepts et de symboles. Mais une plus large place est
désormais accordée aux savoirs implicites propres à chacun. Savoir-faire,
savoir-être, savoir-vivre sont de plus en plus considérés comme des savoirs à
part entière. Ce sont des savoirs tirés de l’expérience, qui, pour la plupart,
ne s’enseignent pas directement et qui échappent donc pour l’essentiel aux
institutions éducatives.
Autrement
dit, l’éducation ne représente plus qu’une modalité particulière du savoir,
qui, sous bien des aspects, est d’abord un discours sur le savoir, une sorte de
savoir sur le savoir. Ce qui nous rappelle la définition platonicienne du
pédagogue comme maître de l’art d’« accoucher » ses disciples de leurs propres
savoirs. Ou celle, plus récente, du grand pédagogue brésilien Paolo Freire, qui
cherchait à « conscientiser » les paysans quant à la valeur méconnue de leurs
connaissances. Plus près de nous, Bertrand Schwartz a usé d’une méthode
similaire pour venir en aide aux « bas niveaux de qualification ». Cette conception
de l’éducation et les méthodes qu’elle induit sont maintenant assez largement
partagées dans les milieux des formateurs d’adultes. D’autant que la
législation va dans ce sens, avec la mise en place de procédures qui consacrent
la reconnaissance des acquis et le droit pour tout salarié à un bilan de
compétences.
Le
savoir « au bout des doigts »
En
revanche, la formation initiale à l’école est restée très en arrière de ce
mouvement. On s’appuie peu sur les expériences particulières des élèves, on ne reconnaît
pas de savoirs autres que scolaires, on laisse de nombreuses compétences
potentielles en friche. Certes, l’école ne peut pas tout et ce ne serait pas si
grave si le niveau scolaire n’était pas aussi déterminant dans l’évaluation de
l’éducation et dans l’orientation de l’élève. Mais, on le sait, du niveau
scolaire dépendent la qualité de l’emploi, l’accès à la formation continue, la
position sociale et, peut-être plus gravement, l’image de soi et le goût pour
la connaissance. Dans une société dite d’« information », où la connaissance
devient un enjeu central, où l’individu doit de plus en plus compter sur ses
propres ressources pour construire ses repères et bâtir des projets tant
personnels que professionnels, l’école ne peut maintenir un rapport au savoir
aussi limité, qui finit par marginaliser le plus grand nombre. A l’inverse, la
réussite scolaire ne peut être le seul critère de sélection des élites, dont
les responsabilités nécessitent bien d’autres qualités et savoirs auxquels bon
nombre n’accèdent jamais.
Transformation
de la conception du savoir, de ses modes d’appropriation, mais aussi de ses
lieux d’acquisition : tout se tient. Sur l’ensemble du cycle de vie, le temps
passé dans les instances proprement éducatives est extrêmement réduit. Même
pendant la période de jeunesse plus directement associée à l’éducation, a-t-on
observé (5), le temps passé à l’école n’occupe globalement que cinq mois contre
sept mois de loisir. Et encore ne suffit-il pas d’être sur les bancs de l’école
pour apprendre. On peut évidemment considérer avec Sénèque (6) que la vie est
un perpétuel procès d’apprentissage. Mais, à la différence des sociétés
traditionnelles, nous vivons dans un univers informatif, voire formatif, en
constant renouvellement. L’interaction avec un environnement plus « intelligent
» est une source permanente d’apprentissage. Il s’agit moins d’accéder comme
autrefois à un certain stade de connaissance, sorte de viatique pour toute
l’existence, que de participer d’un flux accéléré où se mêlent désapprentissage
et réapprentissage.
La
réduction de l’emprise d’un travail le plus souvent répétitif, routinier et
faiblement qualifié, tandis que croissent et se diversifient des pratiques du
temps libéré, n’y est pas pour rien. Sans même parler des nouvelles
technologies de la communication — dont l’enseignement assisté par ordinateur
—, on sait l’influence considérable que la télévision exerce sur l’éducation. A
tel point que les sources d’information et de formation, à commencer par
l’école, doivent se situer fréquemment de manière critique par rapport à la
télévision. De plus, la télévision est une compagne, bonne ou mauvaise selon
les jours, de toute une vie.
Il
faut aussi penser au développement de la vie associative, qui concerne près
d’un Français sur deux. Pratiquement, toutes les associations affichent une
volonté d’éducation parmi leurs objectifs ; pour certaines, le savoir est même
au centre de leur action. Que l’on songe, par exemple, à l’essor des réseaux
d’échange réciproque de savoirs (7) qui permettent à tout individu d’échanger
ses compétences (de la plomberie aux mathématiques) contre d’autres sur la base
du don réciproque. On sait aussi que, après la télévision (plus de 40 % du
temps libéré), ce sont les activités d’autoproduction qui occupent une grande
part du budget-temps des Français. Productions d’amateurs souvent très
sophistiquées et de niveau quasi professionnel qui mettent en œuvre des compétences
multiples dans le cadre d’une véritable autoformation. On pourrait citer bien
d’autres exemples.
En
somme, nombreuses sont les pratiques, parfois dans le travail, le plus souvent
hors travail, qui font explicitement intervenir une dimension éducative dans
une société où le savoir est de plus en plus accessible et se trouve « au bout
des doigts ». L’éducation se diffuse désormais, pour sa plus grande part, hors
des structures qui lui sont expressément consacrées. Ce qui ne veut pas dire
que sa place est ou sera nécessairement moins importante. Au contraire, son
rôle dans la réflexion critique est indispensable. Mais ses fonctions seront
plus diversifiées, plus engagées dans le quotidien et le vécu des individus, et
surtout plus ouvertes au partenariat.
Face
à ces deux grands défis pour l’éducation que sont la perte de son référentiel
et la transformation du rapport au savoir, il n’est pas de réponse simple. Mais
si l’on veut éviter que les inégalités issues du travail ne soient amplifiées
ou remplacées par des inégalités face au savoir et au temps libéré, il faut
certainement réactiver un grand projet d’éducation permanente. Depuis
Condorcet, le sens de l’éducation permanente a été constamment dévoyé. Et
celle-ci s’est peu à peu réduite à la seule formation professionnelle, en dépit
de la loi de 1971, votée à l’initiative de M. Jacques Delors, qui prévoyait de
lui restituer un plus large cadre.
Or
la formation professionnelle, ou continue, ne touche qu’une frange de la
population, et pas nécessairement celle qui en a le plus besoin. Il faut
prendre le mot « permanent » au pied de la lettre, au sens d’une éducation pour
tous, sans aucune exclusive dans ses contenus et sans discontinuité tout au
long de la vie. Ne pas cantonner la formation permanente à la seule formation
dite « qualifiante ». Toute formation est qualifiante si elle correspond à un
investissement personnel fort et met en jeu des dimensions aussi bien
psychologiques, affectives que cognitives. Tel n’est pas le cas de nombre de
formations qui sont imposées et dont les objectifs à court terme ne mobilisent
que faiblement les salariés.
Les
formations prescrites et très spécialisées devraient laisser une plus large
place à des initiatives des intéressés sur des thèmes de leur choix, utiles aussi
bien à leur carrière qu’à leur plan de vie personnelle. Le Conseil national du
patronat français (CNPF) lui-même met en garde contre les formations trop
spécialisées, rapidement dépassées par les progrès technologiques et qui
trouveraient aussi bien leur place dans le temps de travail. Les mêmes milieux
pensent qu’il est plus rentable de développer les qualités personnelles que les
seules compétences techniques, pour renforcer la capacité d’initiative, de
créativité et l’implication du salarié. Un pas de plus, et l’on arrive à l’idée
de co-investissement où l’entreprise finance le salarié pour une formation de
son choix sous réserve d’une garantie de résultat. Dans les usines Ford du
Royaume-Uni, après accord avec les syndicats, un tel système est proposé à tous
les salariés, avec pour effet un rendement amélioré du travail. Du même coup,
la frontière entre formation professionnelle et formation personnelle devient
très artificielle, et l’on retrouve un sens plus authentique de la formation
permanente. Formation qui s’adresse à l’ensemble de la personne et ne se borne
pas à une adaptation mécanique à l’emploi.
Incitation
à l’autoformation
Elargir
le champ, mais aussi le temps consacré à la formation permanente. Il est
inacceptable que des salariés ne se voient offrir aucune possibilité de
formation durant toute leur vie active. S’il est vrai que le niveau de
compétence est devenu le principal facteur de productivité, donc de
compétitivité et de développement, l’offre de formation n’est pas à la hauteur
de l’enjeu. On objectera le coût économique de cette formation. Mais si le
niveau de compétence devient plus important que le temps passé au travail et
permet tout au moins d’économiser celui-ci, il est alors très efficace
d’investir dans la formation, comme l’ont compris les entreprises les plus
performantes.
Outre
la performance économique et l’épanouissement personnel, on ne peut ignorer que
l’allongement du temps de formation peut contribuer à un meilleur partage du
travail. De longues séquences de formation amenant les entreprises à recruter,
au moins à titre temporaire. Une meilleure alternance entre l’emploi et la
formation est profitable à la productivité et représente une arme pour lutter
contre le sous-emploi.
A
côté des structures propres à la formation permanente, il faudrait également
mieux s’appuyer sur le réseau associatif, dont on a souligné le rôle éducatif.
Le désir de formation suppose avant tout une perspective et un projet. Le
projet professionnel, outre qu’il ne concerne qu’un Français sur trois à
l’heure actuelle, est souvent insuffisant pour susciter des vocations. La
création d’un vaste secteur d’utilité sociale à côté du travail professionnel,
destiné à répondre aux besoins collectifs insatisfaits, pourrait offrir un
utile débouché. Il permettrait d’insérer un projet personnel dans un cadre plus
général tout en apportant une formation. Tant il est vrai que, dans une
collectivité où le niveau culturel de chacun est de plus en plus élevé, les
savoirs manquent moins que les possibilités de les faire valoir dans un projet
qui lui-même est une incitation à poursuivre une autoformation. Ce secteur
d’utilité sociale, ouvert à tous, est évidemment une occasion supplémentaire de
capitaliser des savoirs et ainsi de participer également à l’efficacité du
travail.
Précisément,
la capitalisation des savoirs et leur reconnaissance est un autre levier d’une
éducation vraiment permanente. Si les formations post-scolaires se multiplient,
dans la formation professionnelle, dans le secteur d’utilité sociale ou, tout
simplement, durant le temps libéré, il faut leur donner une meilleure
visibilité et une meilleure reconnaissance. Autrement dit, le « portefeuille de
compétences » que l’on commence à utiliser dans le secteur professionnel
devrait être progressivement étendu à toutes les formes d’acquis et de savoirs.
Cette idée, ébauchée par Michel Serres et qui donne lieu à une première
expérimentation avec la construction des « arbres de connaissances (8) »,
devrait être considérée comme un puissant moyen pour avancer sur la voie d’une
éducation permanente pour tous. Certes, cela pose de redoutables problèmes
d’évaluation et de certification. Mais une telle méthode est-elle moins
infidèle que le diplôme scolaire pour apprécier la réalité comme la diversité
des savoirs d’un individu ? Elle peut au moins être une méthode complémentaire
particulièrement utile pour ceux qui sont tôt sortis de l’école.
Une
dernière suggestion concerne justement l’école, qui doit elle-même être à part
entière un lieu d’éducation permanente. Pas seulement un lieu où l’on « apprend
à apprendre », ce qui ne serait déjà pas si mal, mais aussi un lieu où l’on
réapprend ce que l’on a déjà appris. Cela signifie que l’école ne peut plus ne
reconnaître que les savoirs qu’elle dispense. Les jeunes d’aujourd’hui
possèdent un capital considérable de savoirs non scolaires, bien supérieur à
celui de leurs aînés au même âge. On ne peut ignorer, par exemple, qu’ils sont
les plus gros consommateurs de pratiques culturelles et, d’une manière
générale, de pratiques de loisir. Certaines d’entre elles sont liées à l’école,
mais la plupart n’ont avec elle que peu de rapport, ou sont totalement ignorées
— quand elles ne sont pas condamnées. A l’instar de l’éducation des adultes,
l’école doit s’ouvrir à des savoirs informels, savoir-faire, savoir-être,
savoir-vivre, et leur accorder, après évaluation, une reconnaissance à côté des
savoirs proprement scolaires. Moins que jamais, l’école ne peut se limiter à la
délivrance de diplômes censés déboucher sur des emplois de plus en plus
aléatoires par ailleurs. Dans une perspective d’éducation permanente, l’école
ne peut se centrer quasi uniquement sur les 13 % à 14 % de temps de vie que
représente maintenant le travail, auquel elle ne prépare du reste pas
directement.
Initiation
aux temps vécus
L’école
ne doit pas seulement reconnaître les savoirs qui ne sont pas directement les
siens, elle doit en plus les encourager. Elle devrait, tout d’abord, reproduire
la diversité des temps déjà vécus par les adultes pour en extraire toute la
valeur éducative. Ainsi le cours normal de l’éducation d’un jeune devrait-il
être partagé entre le temps personnel, familial et de loisir, le temps de
participation à une association d’intérêt général de son choix, le temps
d’initiation à une pratique professionnelle dans l’entreprise et le temps
scolaire proprement dit. Chacun de ces temps donnant lieu à une évaluation des
savoirs recueillis, à leur reconnaissance et à leur certification. Ce programme
d’éducation permanente, seule véritable initiation aux temps réellement vécus
aujourd’hui, devrait être entrepris le plus tôt possible selon des modalités
propres à chaque catégorie d’âge. L’ensemble de ces savoirs et acquis serait
consigné dans le livret scolaire, témoignant des progrès et qui constituerait
le premier « portefeuille de compétences », qui ne cessera de s’enrichir tout
au long de la vie. Ainsi y aurait-il un véritable processus continu d’éducation
incluant toutes les formes d’éducation aux différents âges de la vie.
Ce
grand projet d’éducation permanente à l’école avait déjà été imaginé par des
pédagogues d’avant-garde (Freinet, Montessori). Mais leurs idées ont été
marginalisées dans une société qui ne percevait le savoir que sous la forme
académique d’une science constituée, seule légitime, et où le référentiel du
travail était la référence dominante pour l’orientation des contenus comme des
élèves. Aujourd’hui, si ces idées paraissent encore bien en avance, elles sont,
par contre, devenues une nécessité pour que l’école s’adapte à la place réelle
du travail dans les différents temps de la vie, comme aux nouveaux modes de
diffusion du savoir.
Avant
de songer à préparer la société de demain, prospective incertaine et
particulièrement périlleuse, il faudrait commencer par préparer aux temps
présents, tels qu’ils sont vécus.
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire