À l’en croire, le romain Lucrèce, qui vécut au Ier siècle avant notre
ère, n’avait pas d’autre but, en rédigeant son De natura rerum, que de traduire
en vers la sagesse un peu sèche du Grec Épicure : le miel poétique devait
rendre plus aimable l’amère potion philosophique. De fait, on retrouve bien, au
fil des 7 400 vers, la plupart des grandes thèses de la tradition épicurienne.
Mais le texte, abondant, remuant, bigarré, déborde largement ce cadre didactique.
Les sonorités éclatent, les images turbulent ; le poème vit sa vie propre,
explore des tonalités nouvelles. Autant que du traité philosophique le De
natura rerum tient du spectacle épique ; et, traduit en prose ou en vers (1),
ce feu d’artifice garde aujourd’hui une force stupéfiante.
Mais la puissante machinerie poétique de Lucrèce se veut machine de
guerre, rappelant et illustrant quelques vérités dérangeantes : le monde
(n’)est (que) matière ; toute chose, le corps comme l’âme, est le produit d’une
rencontre d’atomes, vouée à se défaire ; la vie doit tendre vers le plaisir et
la paix ; l’homme doit se garder de la superstition, se libérer des peurs
instillées et entretenues par la religion... En faisant ainsi la part du corps
et des passions, en congédiant les dieux, Lucrèce semble se placer résolument
du côté du scandale.
D’après le grand philologue italien Luciano Canfora, qui tente, sur la
base de maigres indices, de reconstituer la vie du poète (2), cette teneur
subversive du De natura rerum suscita vite l’hostilité de l’establishment
romain. Le poème apparut comme « une présence gênante » sous l’empereur
Auguste, et plus encore dans le monde christianisé de la fin de l’Antiquité et
du Moyen Âge. Ainsi s’expliqueraient, selon Canfora, l’effacement dont fut
victime Lucrèce, et les légendes calomnieuses que certains attachèrent à son
nom (saint Jérôme le décrit, près de cinq siècles plus tard, comme un possédé
qui aurait fini par se suicider).
Il y a quelques années, dans Quattrocento (Flammarion, 2013), un livre à
grand succès, Stephen Greenblatt a retracé la redécouverte en 1417 du manuscrit
par l’humaniste italien Poggio Bracciolini (le Pogge). Pour Greenblatt, la mise
au jour de ce « kit complet de la modernité », centré sur l’homme, la nature,
la dynamique des atomes et du désir, la possibilité de connaître et d’inventer,
aurait constitué le prélude à la grande révolution intellectuelle de la
Renaissance. Remis en circulation, le texte de Lucrèce aurait jeté les bases
d’une modernité matérialiste et athée, et nourri des esprits aussi
considérables que Michel de Montaigne, Giordano Bruno, William Shakespeare ou
Thomas Hobbes.
Agacé par cette histoire un peu hollywoodienne, le philosophe Pierre
Vesperini a consacré tout un livre (3), subtil et érudit, à tailler en pièces
le récit de Greenblatt. Lucrèce ? Moins un fervent disciple d’Épicure qu’un
habile metteur en vers, travaillant pour un patron ambitieux, qui voulait
capter un peu du prestige de la philosophie grecque. Le poème ? Non pas un
manifeste philosophique, mais un bel objet, composite, une suite de morceaux de
bravoure hétéroclites. La postérité du texte ? Il n’y eut, affirme Vesperini,
aucune mise à l’index. Lucrèce n’a jamais disparu : on l’a lu, copié, étudié
tout au long du Moyen Âge, sans surestimer son caractère subversif. Quant au
Pogge, c’était un humaniste bien en cour, peu suspect de radicalisme.
Ni vrai refoulement de l’œuvre, ni grande révolution lucrétienne, donc ?
Il se peut. Mais, en 1516, cent ans après la découverte du Pogge, un synode
condamnait encore De la nature, « ouvrage obscène et malfaisant, dans lequel
tout est mis en œuvre pour démontrer la mortalité de l’âme ». À l’aube du XVIIe
siècle, ceux qui affichaient, à la manière de Lucrèce, des positions atomistes,
naturalistes ou matérialistes risquaient encore gros. Témoins Bruno, exécuté à
Rome en 1600, ou Giulio Cesare Vanini, brûlé à Toulouse en 1619 (4). Dix-sept
siècles après sa rédaction, les idées du De natura rerum sentaient toujours le
fagot.
Par Antony Burlaud
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