lundi 13 novembre 2017

Au-delà des révélations des « Panama papers »

Pour en finir avec l’impunité fiscale
La succession des révélations sur l’évitement de l’impôt à l’échelle internationale fait apparaître l’ampleur de l’impunité fiscale dont jouissent les plus puissants et les plus malins. Loin d’être fatale, celle-ci résulte de choix politiques. En particulier en France, où le verrou du ministère des finances sur les enquêtes, la baisse des effectifs et la culture de la conciliation favorisent la triche. Lutter efficacement contre l’évasion des capitaux supposerait aussi de s’en donner les moyens judiciaires. Par Eva Joly   

Le Monde diplomatique Pour en finir avec l’impunité fiscale↑
Substitut du procureur d’Évry dans les années 1980, j’avais les dossiers de fraude fiscale à l’audience. Déjà, je remarquais que les affaires instruites ne concernaient que de petites fraudes, comme celle de ce maraîcher de Montlhéry (Essonne) qui avait vendu au marché d’Arpajon des tomates avec un taux de taxe sur la valeur ajoutée (TVA) erroné. Elle était à l’image des dénonciations que nous recevions à la commission de lutte contre la fraude fiscale : un bûcheron qui fendait le bois pour des retraitées sans déclaration, un polisseur de verres ou un taxidermiste travaillant au noir…

Depuis, il apparaît de plus en plus clairement que les plus aisés trichent en toute impunité et à grande échelle. Les « Panama papers » ont mis au jour onze millions de fiches provenant d’un seul cabinet d’avocats, situé dans un paradis fiscal. De quoi donner le tournis aux simples contribuables. Que peuvent-ils penser au Royaume-Uni, où la Royal Bank of Scotland a bénéficié de 45 milliards de livres (58 milliards d’euros) d’aides publiques pour son renflouement, alors que l’on vient d’apprendre que cet établissement aidait ses riches clients à se dérober à leurs obligations fiscales ? Ces révélations mettent une nouvelle fois en lumière la tranquillité avec laquelle les plus riches peuvent cacher leurs activités ou leurs avoirs, et se soustraire à toute solidarité nationale. Elles démontrent aussi l’ampleur d’un phénomène que les gouvernements ne combattent que très superficiellement.

Nous ne sommes pas tous égaux devant l’impôt. Certains, entreprises ou riches individus, ont les moyens d’y échapper largement sans risquer leur carrière ou leur liberté. Pourtant, tolérer ainsi l’impunité fiscale, c’est faire le choix de la concentration des richesses plutôt que celui des services publics ou de la préservation de l’environnement… Car la question n’est pas que morale. Son coût pour les finances publiques atteint 60 à 80 milliards d’euros chaque année en France, soit l’équivalent du déficit budgétaire.

Il atteindrait 1 000 milliards d’euros à l’échelle de l’Union européenne (1). Il est vrai qu’en France le procureur ne dispose pas de l’opportunité des poursuites en matière fiscale. Il ne peut agir que sur la demande du ministère des finances : c’est ce que l’on appelle le « verrou de Bercy », du nom du quai où il est situé. Et il est rare que ce verrou s’ouvre. Sur les 50 000 contrôles approfondis réalisés chaque année par les enquêteurs fiscaux, près de 16 000 donnent lieu à des sanctions pécuniaires pour cause de fraude intentionnelle (2). Alors que chacun de ces cas pourrait déboucher sur des poursuites judiciaires, seulement 4 000 sont transmis à l’échelon départemental. En définitive, à peine un millier de dossiers arrivent à l’administration centrale, qui réduit encore la liste pour la transmettre à la commission des infractions fiscales (CIF). Situé au cœur de ce « verrou de Bercy », et seule à même d’autoriser les plaintes, la CIF opère une sélection finale à destination de l’autorité judiciaire.

Mise en place en 1977 et composée de conseillers d’État, de conseillers maîtres à la Cour des comptes et de magistrats, cette commission détient en matière de fraude fiscale le quasi-monopole de la transmission des dossiers au parquet pour d’éventuelles poursuites. Dans la plus grande opacité, sans avoir à motiver ses décisions, et souvent après avoir allongé de plusieurs mois le délai de transmission, la CIF invalide encore près d’un dossier sur dix (3).

La fraude prend des formes diverses et peut être difficile à établir. Les mécanismes complexes de l’évasion fiscale pratiquée par les multinationales mettent particulièrement au défi les administrations, qui doivent déchiffrer de tentaculaires montages (prix de transfert, circuits de redevances ou prêts intragroupes) aux frontières de la légalité et de l’illégalité. Ces entreprises implantées dans plusieurs pays ont la possibilité de jouer sur les différences de législation de l’un à l’autre. Certains membres de l’Union européenne ont fait de l’évasion, ou plutôt de l’« optimisation », une industrie. Les faveurs qu’ils accordent de manière discrétionnaire aux grandes compagnies finissent par mettre l’ensemble des nations en concurrence, comme l’ont montré les révélations du « LuxLeaks » à propos du Luxembourg, alors dirigé par M. Jean-Claude Juncker (premier ministre de 1995 à 2013), désormais président de la Commission européenne. Cela conduit en définitive les ministères des finances à négocier pour ne pas voir les sièges sociaux s’envoler ailleurs.

L’administration fiscale est tentée d’aller au plus efficace. En période de disette budgétaire, le ministre des finances privilégie le recouvrement des sommes dues par les fraudeurs — qui dans le cas des multinationales peuvent dépasser le milliard d’euros — plutôt que des poursuites judiciaires par nature incertaines, plus longues et qui risquent de ne pas tomber à un moment politiquement opportun.

Exemplaire Islande

Le choix de ne pas aller en justice, et plus généralement de ne pas s’attaquer aux grands fraudeurs, peut se mesurer à travers la baisse des effectifs. Le nombre de juges d’instruction au pôle financier de Paris a fondu depuis quinze ans : vingt-sept juges en 2001, treize en 2007 et huit en 2012. Au pôle financier de Nanterre, le nombre de juges est passé de sept à trois entre 2007 et 2012.

Le nombre d’enquêteurs spécialisés a aussi baissé. Cette tendance s’observe dans la plupart des pays européens. Selon la Fédération syndicale européenne des services publics, les politiques d’austérité ont conduit à la perte de 56 000 postes d’agent du fisc en Europe entre 2008 et 2012 (4). Des pays comme la Grèce ou le Royaume-Uni ont vu les effectifs de leurs administrations fiscales réduits de plus d’un cinquième durant cette période. En France, la direction générale des finances publiques a perdu 8,8 % de ses effectifs, c’est-à-dire plus de 11 000 agents, dont nombre d’enquêteurs fiscaux. Les présidences de MM. Jacques Chirac et Nicolas Sarkozy ont particulièrement affaibli la capacité de notre pays à combattre la fraude.

Il faut parler de justice de classe lorsque les pouvoirs publics font le choix délibéré de la conciliation avec les fraudeurs. En 2009 par exemple, le ministère des finances obtenait grâce à M. Hervé Falciani des listes de détenteurs de comptes non déclarés en Suisse. La fraude était simple à établir. Pourtant, sur 2 846 individus et 86 sociétés concernés, à peine une centaine ont été poursuivis devant un juge, dont l’héritière de Nina Ricci. Le ministre des finances Éric Woerth a préféré mettre sur pied une cellule dite de « dégrisement » permettant aux contribuables fautifs de rapatrier leurs avoirs dissimulés en payant de simples pénalités, alors qu’une condamnation pénale aurait pu leur valoir de lourdes amendes, voire des peines d’emprisonnement.

Plus généralement, la situation des 150 000 contribuables les plus riches relève d’un service à part : la direction nationale de vérification des situations fiscales. En 2010, cette dernière a ordonné 900 redressements, mais elle n’a déposé que 17 plaintes. En général, une bonne collaboration avec le fisc suffit à éviter les poursuites. Les auteurs de menus larcins ne bénéficient pas d’une telle mansuétude…

Les privilèges octroyés à certains s’expriment aussi à travers les remises et les traitements de complaisance. On l’a vu, le ministre des finances dispose d’une sorte de « droit de grâce ». Par le passé, il a souvent pu rendre service à des amis, tout comme les contrôles fiscaux ont pu être utilisés pour gêner des adversaires. Dans le cas de demandes de remise, le comité du contentieux fiscal, douanier et des changes est obligatoirement consulté. Je me souviens y avoir participé au milieu des années 1990. Ce comité donne son avis, mais le ministre est libre de le suivre ou non, sans avoir à se justifier. Or lorsque MM. Karl Lagerfeld ou Bernard Tapie obtiennent des conditions de redressement ou de paiement de l’impôt très avantageuses, ils renforcent le sentiment insupportable qu’existe un entre-soi.

Il faut voir dans cette justice de classe une victoire culturelle des possédants. En alimentant les discours anti-impôts et en dénonçant une pression fiscale présentée comme insoutenable, ils ont tenté de légitimer la fraude. Pourtant, diverses études internationales ont montré qu’il n’y a pas de corrélation entre le niveau moyen d’imposition et l’étendue de la triche ; le civisme fiscal tient davantage à une perception positive des institutions et des services publics (5).

On mesure bien la conséquence du laisser-faire au sort enviable réservé à ceux qui organisent l’évitement de l’impôt et s’enrichissent en inventant des montages complexes. Ces professionnels du conseil en fraude fiscale sont en effet très rarement sanctionnés.

Les banques constituent le principal intermédiaire mobilisé par les individus et les entreprises pour dissimuler des revenus ou du patrimoine. Il n’est pas tellement surprenant de voir apparaître dans de nombreux montages des « Panama papers » la Société générale ou le Crédit agricole. Ce dernier aurait par exemple géré auprès du cabinet panaméen Mossack Fonseca près de 1 130 sociétés outre-mer pour le compte de ses clients et via ses filiales, notamment suisses (6). Les banques ont pourtant depuis plusieurs dizaines d’années l’obligation de signaler des pratiques ou des mouvements d’argent pouvant être liés au blanchiment de revenus issus de crimes ou de délits. Mais ces règles sont peu respectées. Et cette obligation légale se heurte à la volonté d’attirer et de garder les plus gros clients.

La mise en examen de certaines filiales de HSBC pour complicité de blanchiment de fraude fiscale à la suite des révélations du « SwissLeaks (7) » ou celle d’UBS pour blanchiment aggravé de fraude fiscale (8) et subornation de témoin sont encore des exceptions que l’on doit au courage de lanceurs d’alerte.

Pour les agents du fisc, dépourvus de moyens réels d’enquête (perquisitions, gardes à vue, écoutes éventuelles, etc.), le choix de proposer des poursuites pénales relève du parcours du combattant. Le dossier est d’abord visé par le chef de brigade, puis soumis à la direction départementale, avant d’être transmis à l’administration centrale. Comme le soulignent dans un travail très fourni Alexis Spire et Katia Weidenfield (9), les inspecteurs hésitent d’autant plus qu’ils perçoivent les sanctions prononcées par les juges — si sanction il y a — comme très faibles au regard du temps consacré à faire aboutir la plainte. L’anticipation des contraintes liées à l’action pénale et une certaine politique du chiffre ont fait de la conciliation la norme.

Pourtant, l’impunité fiscale n’est pas une fatalité. J’en veux pour preuve le sursaut du peuple islandais au lendemain de l’effondrement bancaire de 2008. Les citoyens de ce petit pays ont refusé par référendum de payer la dette laissée par les dérives d’une banque, et une enquête d’ampleur a été lancée pour rechercher les coupables de cette fuite en avant dans la financiarisation de l’économie insulaire. C’est dans ce contexte qu’en 2009 j’ai été appelée pour conseiller le procureur spécial Ólafur Hauksson, qui jusqu’alors n’avait été que commissaire d’un petit port de pêche.

Les premières enquêtes furent lancées avec dix policiers. Mais, grâce au soutien du gouvernement de l’époque, nous avons pu poursuivre le travail avec 84 enquêteurs, dont plusieurs experts judiciaires et auditeurs financiers. Et ainsi mener des perquisitions dans les filiales des banques islandaises partout en Europe. Nos enquêtes ont permis d’aboutir à la condamnation de plusieurs dizaines de responsables de haut niveau : les présidents-directeurs généraux des trois principales banques, Glitnir, Landsbanki et Kaupthing, les directeurs financiers et avocats de ces mêmes banques, de gros actionnaires et de hauts fonctionnaires. Les peines prononcées, dont certaines doivent être rejugées en appel, vont jusqu’à six ans de prison ferme.

L’Islande est le seul pays s’étant vraiment attaqué à la responsabilité personnelle des « banksters », alors qu’elle n’avait pas l’expérience des affaires financières ou bancaires, et pas d’équipes expérimentées pour engager des poursuites. Aux États-Unis, au Royaume-Uni et ailleurs, les gouvernements ont consacré l’essentiel de leur capacité d’action à sauver les banques et surtout à empêcher la mise en cause des dirigeants. Si l’Islande a pu mener ces enquêtes, tous les pays auraient pu le faire. Le Parlement islandais a aussi rédigé un rapport marquant qui a été lu jour et nuit dans les lieux publics et les églises. La population voulait savoir. Les biens personnels des « banksters » ont été confisqués. Ailleurs, ils ont conservé leurs gains illégitimes, ce qui renforce encore le sentiment d’injustice parmi les citoyens. Ma contribution a été de convaincre le gouvernement islandais qu’une enquête était possible, en l’aidant pendant deux ans à orienter les recherches et en amenant aussi des experts rompus à ces problématiques. Grâce aux « Panama papers », on connaît aujourd’hui les sociétés secrètes appartenant aux condamnés et qui avaient pu nous échapper.

Briser le monopole de Bercy

Plusieurs dossiers font encore l’objet d’une investigation. Le combat contre l’impunité est loin d’être terminé en Islande. Rattrapé par les révélations des « Panama papers », le premier ministre Sigmundur Davið Gunnlaugsson a dû démissionner devant le mécontentement populaire, tandis que tant de ses homologues étrangers restent en place. L’exemple de ce pays montre que la lutte contre la criminalité financière peut s’avérer efficace, surtout quand on dispose, comme en France, de compétences exceptionnelles dans l’administration fiscale. Ne pas rechercher les responsables de cette crise monumentale, qui a coûté plus de 2 000 milliards d’euros aux pays européens, sans compter les années de récession et de chômage, résulte bien d’un choix politique.

Si l’absence d’harmonisation des règles en Europe et dans le monde favorise l’exode et la fraude, il est possible d’agir dès maintenant en France. Le premier moyen d’en finir avec l’impunité passe par la suppression de la CIF et du quasi-monopole de Bercy dans l’ouverture de procédures pénales. Cela renforcerait la transparence, réduirait des délais qui permettent trop souvent aux contrevenants de faire disparaître les preuves et laisserait à la justice spécialisée les moyens de se saisir des enquêtes et de les mener à leur terme.

Certaines brèches ont été ouvertes. Depuis 2010, lorsqu’elle suspecte une fraude internationale ou complexe, l’administration fiscale peut porter plainte avant la fin du contrôle. La CIF est alors saisie sans que soit averti le contribuable, et une procédure judiciaire est ouverte. L’enquête est confiée à la brigade nationale de répression de la délinquance fiscale, dotée d’importants pouvoirs d’investigation, mais encore de faibles moyens. En 2013, cette brigade ne rassemblait que vingt-quatre policiers. Ils sont aujourd’hui cinquante. Malheureusement, cette brigade ne traite pas plus de 10 % des cas pouvant impliquer des poursuites. Il est donc urgent d’étendre son pouvoir à l’ensemble des infractions, à charge pour elle d’établir par la suite si l’issue de l’enquête doit mener à un simple redressement ou à une procédure judiciaire.

Tout cela implique un renforcement des moyens humains et financiers. Mais n’oublions pas que les enquêteurs, policiers, juges d’instruction ont en commun de rapporter plus au budget de la nation qu’ils ne lui coûtent. Seule manque la volonté politique de leur donner le pouvoir d’agir. Mettre fin à l’impunité fiscale, c’est aussi assumer de cibler explicitement ceux qui profitent de ces schémas frauduleux de grande ampleur, à des fins d’exemplarité.

Enfin, il est primordial de désamorcer tout soupçon d’intervention extérieure dans le cours de la justice. C’est pourquoi il est urgent d’établir l’indépendance des procureurs vis-à-vis du pouvoir politique et de supprimer la Cour de justice de la République, qui, malgré la qualité de ses membres, organise le jugement des membres du gouvernement par leurs pairs. Lorsque des dirigeants de grandes entreprises, des intermédiaires et des conseillers fiscaux, ou de riches individus connus du grand public, font l’objet d’une attention particulière et que les sanctions pénales s’appliquent, les citoyens reprennent confiance.

Eva Joly
Avocate, députée européenne (groupe Europe Écologie - Les Verts), ancienne juge d’instruction au pôle financier du tribunal de grande instance de Paris.

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