Anthropocène
: ce mot désigne une nouvelle époque de l’âge de la Terre, ouverte par une
humanité devenue force tellurique (1). Le point de déclenchement de ce nouvel
âge géohistorique reste sujet à controverse : la conquête et l’ethnocide de
l’Amérique ? la naissance du capitalisme industriel, fondé sur les énergies
fossiles ? la bombe atomique et la « grande accélération » d’après 1945 ? Mais
il y a du moins un constat sur lequel les scientifiques s’accordent : bien plus
qu’une crise environnementale, nous vivons un basculement géologique, dont les
précédents — la cinquième crise d’extinction, il y a 65 millions d’années, ou
l’optimum climatique du miocène, il y a 15 millions d’années — remontent à des
temps antérieurs à l’apparition du genre humain. D’où une situation
radicalement nouvelle : l’humanité va devoir faire face dans les prochaines
décennies à des états du système Terre auxquels elle n’a jamais été confrontée.
L’anthropocène
marque aussi l’échec d’une des promesses de la modernité, qui prétendait
arracher l’histoire à la nature, libérer le devenir humain de tout déterminisme
naturel. A cet égard, les dérèglements infligés à la Terre représentent un coup
de tonnerre dans nos vies. Ils nous ramènent à la réalité des mille liens
d’appartenance et de rétroaction attachant nos sociétés aux processus complexes
d’une planète qui n’est ni stable, ni extérieure à nous, ni infinie (2). En
violentant et en jetant sur les routes des dizaines de millions de réfugiés (22
millions aujourd’hui, 250 millions annoncés par l’Organisation des Nations
unies en 2050), en attisant injustices et tensions géopolitiques (3), le
dérèglement climatique obère toute perspective d’un monde plus juste et
solidaire, d’une vie meilleure pour le plus grand nombre. Les fragiles conquêtes
de la démocratie et des droits humains et sociaux pourraient ainsi être
annihilées.
Cette
logique d’accumulation a tiré toute la dynamique de transformation de la terre
Mais
qui est cet anthropos à l’origine de l’anthropocène, ce véritable déraillement
de la trajectoire géologique de la Terre ? Une « espèce humaine »
indifférenciée, unifiée par la biologie et le carbone, et donc uniformément
responsable de la crise ? Le prétendre reviendrait à effacer l’extrême
différenciation des impacts, des pouvoirs et des responsabilités entre les
peuples, les classes et les genres. Il y a eu des victimes et des dissidents de
l’« anthropocénéisation » de la Terre, et c’est peut-être d’eux qu’il s’agit
d’hériter.
A
dire vrai, jusqu’à une période récente, l’anthropocène a été un occidentalocène
! En 1900, l’Amérique du Nord et l’Europe de l’Ouest avaient émis plus des
quatre cinquièmes des gaz à effet de serre depuis 1750. Si la population
humaine a grimpé d’un facteur 10 depuis trois siècles, que de disparités d’impact
entre les différents groupes d’humains ! Les peuples de chasseurs-cueilleurs
aujourd’hui menacés de disparition ne peuvent guère être tenus responsables du
basculement. Un Américain du Nord aisé émet dans sa vie mille fois plus de gaz
à effet de serre qu’un Africain pauvre (4).
Pendant
que la population décuplait, le capital centuplait. En dépit de guerres
destructrices, il a crû d’un facteur 134 entre 1700 et 2008 (5). N’est-ce pas
cette logique d’accumulation qui a tiré toute la dynamique de transformation de
la Terre ? L’anthropocène mériterait alors la qualification plus juste de «
capitalocène ». C’est d’ailleurs la thèse des récents ouvrages du sociologue
Jason W. Moore et de l’historien Andreas Malm (6).
Depuis
deux siècles, un modèle de développement industriel fondé sur les ressources
fossiles a dans le même temps dérouté la trajectoire géologique de notre
planète et accentué les inégalités. Les 20 % les plus pauvres détenaient 4,7 %
du revenu mondial en 1820, mais seulement 2,2 % en 1992 (7). Existe-t-il un
lien entre l’histoire des inégalités et l’histoire des dégradations écologiques
globales de l’anthropocène ? Non, répondent les tenants du « capitalisme vert
», qui reprennent le vieux discours du « gagnant-gagnant » entre marché,
croissance, équité sociale et environnement. Pourtant, de nombreux travaux
récents, à la croisée de l’histoire et des sciences du système Terre, mettent
en évidence un ressort commun aux dominations économiques et sociales, aux
injustices environnementales et aux dérèglements écologiques désormais d’une
ampleur géologique.
Si
toute activité humaine transforme l’environnement, les impacts sont inégalement
distribués. Quatre-vingt-dix entreprises sont ainsi responsables à elles seules
de plus de 63 % des émissions mondiales de gaz à effet de serre depuis 1850
(8). Les nations qui en ont émis le plus sont historiquement les pays du «
centre », ceux qui dominent l’économie-monde (voir la carte « Pollueurs d’hier
et d’aujourd’hui »). Ce fut d’abord le Royaume-Uni, qui, à l’époque
victorienne, au XIXe siècle, produisait la moitié du CO2 total et colonisait le
monde. Ce furent ensuite, au milieu du XXe siècle, les Etats-Unis, en
concurrence frontale avec les pays sous influence soviétique, dont le système
n’était pas moins destructeur. C’est de plus en plus la Chine, qui émet
aujourd’hui plus de gaz à effet de serre que les Etats-Unis et l’Europe réunis.
Pékin est engagé dans une compétition économique avec les Etats-Unis qui passe,
à court terme, par une ruée sur les ressources fossiles et, à moyen terme, par
le numérique, la finance et les technologies « vertes ». Au vu de cette réalité
historique, peut-on limiter les dérèglements globaux sans remettre en question
cette course à la puissance économique et militaire ?
Plus
profondément, la conquête de l’hégémonie économique par les Etats-nations du
centre (9) a permis la suprématie de son élite capitaliste, ainsi que l’achat
de la paix sociale domestique grâce à l’entrée des classes dominées dans la
société de consommation. Mais elle a été possible qu’au prix d’un endettement
écologique, c’est-à-dire d’un échange écologique inégal avec les autres régions
du monde. Tandis que la notion marxiste d’« échange inégal » désignait une
dégradation des termes de l’échange (en substance, le montant des importations
que financent les exportations) entre périphérie et centre mesurée en quantité
de travail, on entend par « échange écologique inégal » l’asymétrie qui se crée
lorsque des territoires périphériques ou dominés du système économique mondial
exportent des produits à forte valeur d’usage écologique et reçoivent des
produits d’une valeur moindre, voire générateurs de nuisances (déchets, gaz à
effet de serre...). Cette valeur écologique peut se mesurer en hectares
nécessaires à la production des biens et des services, au moyen de l’indicateur
d’« empreinte écologique » (10), en quantité d’énergie de haute qualité ou de
matière (biomasse, minerais, eau, etc.) incorporée dans les échanges
internationaux, ou encore en déchets et nuisances inégalement distribués.
Ce
mode d’analyse des échanges économiques mondiaux apporte depuis quelques années
un regard nouveau sur les métabolismes de nos sociétés, et sur la succession
historique d’autant d’« écologies-monde » (Jason W. Moore) que d’« économies-monde
», selon la définition de l’historien Fernand Braudel. Chacune se caractérise,
selon les périodes, par une certaine organisation (asymétrique) des flux de
matière, d’énergie et de bienfaits ou méfaits écologiques.
La
gloutonnerie énergétique des « trente glorieuses »
L’historien
Kenneth Pomeranz a montré le rôle d’un échange écologique inégal lors de
l’entrée du Royaume-Uni dans l’ère industrielle (11). La conquête de l’Amérique
et le contrôle du commerce triangulaire permirent une accumulation primitive
européenne ; accumulation dont les Britanniques profitaient au premier chef au
XVIIIe siècle grâce à leur supériorité navale. Cela leur offrit un accès aux
ressources du reste du monde indispensables à leur développement industriel :
la main-d’œuvre esclave cultivant le sucre (4 % de l’apport énergétique
alimentaire de leur population en 1800) ou le coton pour leurs manufactures, la
laine, le bois, puis le guano, le blé et la viande. Au milieu du XIXe siècle,
les hectares de la périphérie de l’empire mobilisés équivalaient à bien plus
que la surface agricole utile britannique. L’échange était inégal puisque, en
1850, en échangeant 1 000 livres de textile manufacturé à Manchester contre 1
000 livres de coton brut américain, le Royaume-Uni était gagnant à 46 % en
termes de travail incorporé (échange inégal) et à 6 000 % en termes d’hectares
incorporés (échange écologiquement inégal) (12). Il libérait ainsi son espace
domestique d’une charge environnementale, et cette appropriation des bras et des
écosystèmes de la périphérie rendait possible son entrée dans une économie
industrielle.
De
même, au XXe siècle, la croissance forte des soi-disant « trente glorieuses »
de l’après-guerre se caractérise par sa gloutonnerie énergétique et son
empreinte carbone. Alors qu’il avait suffi de + 1,7 % par an de consommation
d’énergie fossile pour une croissance mondiale de 2,1 % par an dans la première
moitié du XXe siècle, il en faut + 4,5 % entre 1945 et 1973 pour une croissance
annuelle de 4,18 %. Cette perte d’efficacité touche aussi les autres matières
premières minérales : alors qu’entre 1950 et 1970 le produit intérieur brut
(PIB) mondial est multiplié par 2,6, la consommation de minerais et de produits
miniers pour l’industrie, elle, est multipliée par 3, et celle des matériaux de
construction, quasiment par 3 aussi. C’est ainsi que l’empreinte écologique
humaine globale bondit de l’équivalent de 63 % de la capacité bioproductive
terrestre en 1961 à plus de 100 % à la fin des années 1970. Autrement dit, nous
dépassons depuis cette époque la capacité de la planète à produire les
ressources dont nous avons besoin et à absorber les déchets que nous laissons.
La
course aux armements, à l’espace, à la production, mais aussi à la
consommation, à laquelle se sont livrés le bloc de l’Ouest et le bloc de l’Est
durant la guerre froide a nécessité une gigantesque exploitation des ressources
naturelles et humaines. Mais avec une différence notable : le camp communiste
exploitait et dégradait surtout son propre environnement (échanges de matières
premières avec l’extérieur proches de l’équilibre et nombreux désastres
écologiques domestiques), tandis que les pays industriels occidentaux
construisaient leur croissance grâce à un drainage massif des ressources
minérales et renouvelables (avec des importations de matières premières
dépassant les exportations de 299 milliards de tonnes par an en 1950 à plus de
1 282 milliards en 1970 (13)). Ces ressources provenaient du reste du monde non
communiste, qui, lui, se vidait de sa matière et de son énergie de haute
qualité.
Ce
drainage fut économiquement inégal, avec une dégradation des termes de
l’échange de 20% pour les pays « en voie de développement » exportateurs de
produits primaires entre 1950 à 1972. Mais il fut aussi écologiquement inégal.
Vers 1973, tandis que la Chine et l’URSS atteignaient une empreinte écologique
équivalant à 100 % de leur biocapacité domestique, l’empreinte américaine était
déjà de 176 %, celle du Royaume-Uni de 377 %, celle de la France de 141 %, celle
de l’Allemagne fédérale de 292 % et celle du Japon de 576 %, tandis que nombre
de pays d’Afrique, d’Asie et d’Amérique latine restaient sous un ratio de 50 %
(14).
On
comprend que le moteur de « la grande accélération » de cette période fut le
formidable endettement écologique des pays industriels occidentaux, qui
l’emportent sur le système communiste et entrent dans un modèle de
développement profondément insoutenable, tandis que leurs émissions massives de
polluants et de gaz à effet de serre impliquent une appropriation des
fonctionnements écosystémiques réparateurs du reste de la planète. Cette
appropriation creuse un écart entre des économies nationales qui génèrent
beaucoup de richesses sans soumettre leur territoire à des impacts excessifs et
d’autres dont l’économie pèse lourdement sur le territoire.
Aujourd’hui,
un échange écologique inégal se poursuit entre ceux — Etats et oligarchie des 5
% les plus riches de la planète — qui entendent asseoir leur puissance
économique et leur paix sociale sur des émissions de gaz à effet de serre par
personne nettement supérieures à la moyenne mondiale (voir la carte « Pollueurs
d’hier et d’aujourd’hui ») et, d’autre part, les régions (insulaires,
tropicales et côtières, principalement) et les populations (essentiellement les
plus pauvres) qui seront les plus durement touchées par les dérèglements
climatiques. Ces régions et populations sont aussi celles dont les écosystèmes
— leurs forêts — sont les plus mis à contribution pour atténuer les émissions
excessives de déchets des régions et populations riches ; et ce à titre gratuit
— une dette écologique incommensurablement plus élevée que les dettes
souveraines — ou contre une faible rémunération, via des mécanismes tels que
Reducing Emissions from Deforestation and Forest Degradation (REDD) et autres
marchés des biens et services environnementaux, qui constituent une nouvelle
forme d’échange inégal.
Il
incombe à notre génération, et il est de la responsabilité des dirigeants du
monde, de rompre avec cette trajectoire destructrice et injuste. Il en va, à
long terme, d’un basculement majeur de la géologie planétaire et, à court
terme, de la vie et de la sécurité de centaines de millions de femmes et
d’hommes, des zones côtières au Sahel, de l’Amazonie au Bangladesh. Que ces
violences frappent déjà durement les populations les plus pauvres et les moins
responsables des émissions passées est un héritage du capitalocène. Mais le choix
d’ajouter ou non à ce bilan des dizaines de millions de déportés climatiques
supplémentaires, de nouvelles violences, souffrances et injustices, relève de
notre responsabilité.
Toute
démarche qui retarderait le gel d’une partie des réserves fossiles et toute
émission nous amenant à dépasser le seuil des + 2 °C (voire + 1,5 °C, selon
certains climatologues — lire « Deux degrés de plus, deux degrés de trop »),
doivent désormais être prises pour ce qu’elles sont : des actes qui attentent à
la sûreté de notre planète, lourds de victimes et de souffrances humaines (15).
Même si les causalités et les calculs sont complexes, on sait déjà qu’à chaque
gigatonne de CO2 émise en sus du « budget + 2 ° » correspondront plusieurs
millions de déplacés et de victimes supplémentaires. Comme Condorcet ou l’abbé
Raynal surent le faire à propos de l’esclavage, osons donc l’affirmer : ces
émissions incontrôlées de gaz à effet de serre méritent la qualification de «
crimes ».
Après
les crimes esclavagistes, coloniaux et totalitaires, voici donc l’idée de la
valeur intangible de la vie humaine à nouveau menacée. Dès lors, comme le note
l’archevêque sud-africain Desmond Tutu, autrefois engagé dans la lutte contre
l’apartheid, réduire notre empreinte carbone n’est pas une simple nécessité
environnementale ; c’est « le plus grand chantier de défense des droits de
l’homme de notre époque (16) ». Il est désormais inacceptable que des individus
et des entreprises s’enrichissent par des activités climatiquement criminelles.
M. Tutu appelle à s’attaquer aux causes et aux fauteurs du réchauffement
climatique comme on a combattu l’apartheid : par les armes de la réprobation
morale, du boycott, de la désobéissance civile, du désinvestissement économique
et de la répression par le droit international.
Mettre
hors d’état de nuire les négriers du carbone
A-t-on
vaincu l’esclavage, il y a deux siècles, en demandant aux dirigeants des
colonies et territoires esclavagistes de proposer eux-mêmes une baisse du
nombre d’êtres humains importés ? Aurait-on accordé aux négriers des quotas
échangeables d’esclaves ? De même, aujourd’hui, peut-on espérer avancer en
comptant sur des engagements purement volontaires d’Etats pris dans une guerre
économique effrénée, ou en confiant l’avenir climatique à la main invisible
d’un marché du carbone à travers une monétisation et une privatisation de
l’atmosphère, des sols et des forêts ?
Ne
faut-il pas rechercher plutôt les forces capables d’arrêter le dérèglement
climatique dans l’insurrection des victimes du capitalisme fossile (Pacific
climate warriors océaniens, militants anti-extractivistes, précaires
énergétiques, réfugiés climatiques) et dans le sursaut moral de ceux qui, dans
les pays riches, ne veulent plus être complices et le manifestent par diverses
actions — solutions pour vivre autrement et mieux avec moins, campagnes pour
contraindre les banques à se désinvestir des entreprises climaticides,
pressions sur les gouvernements pour qu’ils passent des paroles aux actes en
matière de réduction des émissions (17), résistance aux grands projets
inutiles, etc. ?
Il
faut également espérer un retour du courage politique. Nul doute que si
Bartolomé de Las Casas, Condorcet, Jaurès, Gandhi ou Rosa Parks vivaient
aujourd’hui, l’abolition des crimes climatiques, la mise hors d’état de nuire
des quatre-vingt-dix négriers du carbone et la sortie du capitalocène seraient
leur grand combat (18).
Christophe Bonneuil
Historien,
coauteur de L’Evénement Anthropocène. La Terre, l’histoire et nous, Seuil,
Paris, 2013, et de Crime climatique stop ! L’appel de la société civile, Seuil,
2015.
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