L’excès des informations provenant
des mass média risque d’affaiblir l’aptitude au jugement raisonné
Il
est peut-être nécessaire de rappeler dès le début que nous ne pouvons éviter la
pluralité de sens du mot information, car les moyens modernes d’information ne
se situent que par rapport à tel ou tel usage de ce mot. D’un côté,
l’information concerne les « nouvelles » transmises, qu’il s’agisse de politique,
d’économie, de questions sociales. Le moyen de cette information sera le
journal ou l’information radiodiffusée, télévisée, etc. De l’autre,
l’information doit être prise dans un sens beaucoup plus large : il s’agira de
tous les « signaux » ayant un contenu significatif, depuis le feu vert ou rouge
jusqu’au film ou au spectacle télévisé de haute qualité.
A
un autre point de vue, il n’est plus guère possible de distinguer
l’enseignement (donné au lycée ou à l’université) et la diffusion de
connaissances de tous ordres par les M.M.C. (1) si bien que l’on admet
parfaitement que la presse, la radio, la T.V., ont un rôle éducatif à l’égard
des adultes, et qu’il y a une sorte de fonction d’éducation continue qui se
crée dans notre société (venant doubler les indispensables recyclages). Or,
réciproquement, la diffusion de cette information formatrice par les M.M.C.
conduit à remettre en question l’enseignement donné dans les organismes
universitaires, qui parait complètement périmé quant à son objet aussi bien que
quant à ses méthodes. Ces premières constatations faites, que peut-on dire au
sujet de l’influence des moyens modernes d’information pour la formation
intellectuelle ?
Il
y a assurément plusieurs niveaux à considérer. Le plus simple est celui de la
transmission des connaissances. Les moyens modernes d’information, de façon
globale, assurent une immense possibilité de connaissances et leur diffusion.
Qu’il s’agisse d’abord de la connaissance des événements politiques,
économiques, cela va de soi, c’est évident. Compte tenu du fait que chacun ne
peut finalement enregistrer qu’une part infime des « informations » possibles
récoltées et mises à la disposition du public chaque jour. Et cet
enregistrement se fait au hasard. Un titre qui « accroche », un moment libre où
on lit une feuille de journal, etc. Cette connaissance du monde accumulée par
le lecteur ou l’auditeur est donc de type totalement différent de celle
diffusée dans l’enseignement, qui fonctionne avec des programmes de
connaissance systématique et progressive. Nous aurons ainsi deux types de
connaissances, d’un côté celles, ordonnées, rationnelles, mais donnant
l’impression (par comparaison) d’être mortes, inactuelles, sans référence au
réel. De l’autre, celles qui concernent ce « réel » bouillonnant, en mutation
constante, incohérentes et irrationnelles, mais vivantes.
En
certains points on essaie de procéder à la jonction. L’enseignement va se
fonder sur des émissions de TV, ou bien, au point de vue méthodologique, on va
utiliser tel moyen technique : c’est en particulier l’engouement pour les «
méthodes audio-visuelles ». Mais il faut alors faire deux remarques : l’emploi
de ces méthodes, utilisant les « nouveaux moyens d’information », modifie le
mode de transmission mais point le schéma de connaissances à transmettre. Il y
aura seulement une accélération dans la transmission, mais aucun « pont » n’est
établi entre les deux types d’informations, qui divisent notre attention, notre
capacité à comprendre, notre mémoire, etc.
La
seconde remarque est relative à un phénomène très courant aujourd’hui : les
méthodes audio-visuelles supposent une très grande rigueur dans l’application,
un appareillage précis, etc. Or, maintenant que le système se diffuse, on
assiste aux inventions les plus baroques, aux initiatives individuelles
baptisées de « méthode audio-visuelle », alors qu’elles n’ont plus rien de la technique
primitive (ceci est d’ailleurs un fait assez général lorsqu’il s’agit de
techniques non mécaniques : on baptise ainsi dynamique de groupe ou pédagogie
non directive n’importe quelle manipulation ou laisser-aller…).
L’ordinateur professeur
Enfin
en ce qui concerne la transmission des connaissances, le point ultime pourrait
être l’utilisation de l’ordinateur en tant que professeur (tel que Closets le
décrit dans En danger de progrès). Il est toujours, en effet, essentiel de
rappeler que finalement on ne peut pas compter sur l’accumulation de toutes les
connaissances « dans l’ordinateur » : il faut, d’une part, que des hommes aient
aussi un très grand nombre de connaissances (et pas seulement pour « faire
marcher » l’ordinateur), ne serait-ce que pour savoir quelle question poser,
quel programme établir, pour utiliser la « somme » contenue dans l’appareil.
Celui-ci ne peut en rien suppléer la mémoire humaine, qui doit se charger d’une
quantité croissante de savoir : si l’homme n’a pas en mémoire l’essentiel, la
mémoire de l’ordinateur sera paralysée.
On
ne peut donc espérer résoudre le problème de l’encombrement des informations en
confiant tout le paquet à l’ordinateur. Mais, d’autre part, il faut aussi que
l’homme ait des connaissances, un savoir, pour pouvoir réfléchir :
actuellement, il me semble que l’on commet une erreur en axant de plus en plus
l’enseignement soit sur la méthodologie soit sur la réflexion… On n’exerce une
méthode concrètement qu’à partir ou en fonction de certaines connaissances. On
ne réfléchit que sur des connaissances. Sans quoi la méthode est pure
abstraction, et la réflexion sera parole sans contenu. Quoi qu’il en soit, il
est parfaitement possible que l’ordinateur devienne un excellent professeur,
individualisé, permettant l’évolution intellectuelle plus ou moins rapide selon
chacun, recommençant indéfiniment ce qui n’a pas été compris, apte à faire
passer des examens qui n’en seront pas vraiment (ce que l’on appelle déjà
l’examen à ordinateur branché). Ce n’est pas du domaine du rêve. Seulement, le
point faible est que, l’ordinateur n’ayant aucun pouvoir de coercition, tout
repose sur la bonne volonté de l’élève à apprendre ce qui est possible.
Mais
les moyens modernes d’information ne contribuent pas seulement à une croissance
des connaissances, à leur écartèlement, aussi, ils instituent, ce qui me semble
essentiel pour l’avenir de l’intelligence, une nouvelle sensibilité. D’une
façon schématique, disons que l’homme avait une sensibilité adaptée à l’ancien
milieu naturel : il savait voir avec acuité (en tant que chasseur ou pêcheur),
il savait discerner les signes du temps, il avait des réflexes adaptés à la vie
agricole, il savait discerner la qualité d’un cheval ou d’un chien, il savait
entendre des bruits et les interpréter, etc.
Au
dix-neuvième siècle, et avec la vie urbaine, toutes ces qualités ont disparu du
fait de leur inutilité. A quoi bon voir loin, il y avait des murs partout.
Inutile de « lire » des traces dans la boue, elles n’ont aucun sens
particulier, etc. Il y a eu perte de tout un appareil de sensibilité. Et
peut-être cela fait-il également partie du jugement porté alors contre le
bourgeois dont les sens se sont émoussés, et qui vit d’une manière bien plus
passive et médiocre, qui substitue à une connaissance concrète fondée sur
l’observation une émotion esthétique et culturelle.
Les
qualités traditionnelles étaient complètement inadaptées au nouveau milieu, et
celui-ci n’était pas encore suffisamment total, contraignant, rigoureux, pour
que naisse un nouveau type de sensibilité. Celui-ci paraissait pourtant déjà
dans certains métiers industriels. Mais il faut du temps, plusieurs générations
pour que se crée une telle adaptation. Or, à cause des M.M.C., nous assistons
précisément à la naissance de cette nouvelle sensibilité (2). Et c’est
peut-être un des éléments importants de l’incompréhension entre jeunes et
vieux.
Par
le cinéma nous apprenons à voir ce que nous n’apercevions plus. Nous
redécouvrons une réalité. Le gros plan, le travelling éveillent de nouveaux
sens ; par la musique moderne nous entendons des alliances de sons, des objets
sonores qui ne nous étaient jusqu’alors que des bruits. Nous découvrons
l’insolite, le surprenant dans notre vie quotidienne : nous recevons de ces
mass media une sensibilité qui est tout entière fixée sur cette vie quotidienne
; or celle-ci est faite par notre nouvel environnement, essentiellement
technique. La conduite automobile nous crée de nouveaux réflexes, nous
obéissons à de nouvelles informations. Notre sensibilité commence à être
adaptée à ce nouveau milieu. Il y a donc évidemment un développement dans une
orientation différente, mais selon l’adaptation inévitable à cet environnement.
Les mass media, en créant cette sensibilité nouvelle, aident étonnamment à
l’intelligence de notre milieu actuel de vie.
Ces
deux facteurs nouveaux peuvent-ils nous conduire à la formation d’un mode de
penser renouvelé, à l’amélioration de notre jugement, à l’apparition d’un
esprit critique ?
Je
laisse de côté la fausse question de la culture de masse. Fausse à tous points
de vue, parce que l’on part de l’idée que ceux qui ne savaient pas lire et
écrire et ne participaient pas à la culture « noble » au dix-huitième siècle
n’avaient pas de culture, ce qui est ridicule ;
Parce
que le contenu de la culture transmise par les M.M.C. est différent de celui de
la culture dite bourgeoise, mais son rôle est identique, ses caractères sont
les mêmes : qu’il s’agisse de la culture d’« élite » bourgeoise ou de la
culture de masse « populaire », la fonction sociologique de la culture fixée
par la bourgeoisie au dix-neuvième siècle ne change en rien à partir du moment
où se crée une culture de masse ;
Parce
qu’enfin le débat est dépassé par la seule culture vivante et utile de notre
société, à savoir la culture technicienne qui rend factice la culture de masse
des M.M.C.
Le
problème est plus profond en ce qui concerne l’influence de ces M.M.C. sur
l’intelligence. Il faut assurément faire allusion à la théorie de M. McLuhan
selon laquelle la structure pointilliste de l’image télévisée institue un
nouveau mode de penser en opposition à la structure linéaire et continue qui
dérivait elle-même de la « ligne » écrite ou imprimée : autrement dit, la façon
dont le « médium » nous transmet le signal de connaissance crée au niveau de
notre inconscient un certain mode de penser. Si nous sommes habitués à suivre
des yeux une ligne écrite, portant le message, notre pensée se constitue de
façon linéaire, mais comme les lignes sont continues, elle devient aussi
continue. Au contraire l’image télévisée (que M. McLuhan différencie complètement
de l’image photographiée ou filmée) se constitue directement sous mes yeux par
assemblage de points : ce sont ces points qui nous transmettent le message ;
notre pensée tendra alors à devenir discontinue et non plus logique mais
intuitive ou appréhensive.
Je
ne suis pas absolument certain que l’intuition de M. McLuhan soit exacte ; par
contre, ce qui me paraît très net, c’est le changement de notre mode de penser
dans la mesure où la transmission s’effectue de plus en plus par l’image, de
moins en moins par la parole ou l’écrit. L’homme actuel a besoin que tout lui
soit présenté par des images, le texte ne sera plus qu’un contexte, à la limite
inutile. Ceci n’est pas seulement le fait de la TV, du cinéma, etc., mais des
affiches, des illustrations, des schémas, des courbes statistiques, etc.
L’image se substitue à l’explication : elle transmet une connaissance directe
et globale en opposé à la connaissance discursive et progressive de la parole.
Et la lecture globale ou la théorie des ensembles comme méthodes appliquées dès
le début de la formation pédagogique sont des applications de cette
globalisation et visualisation de la pensée. L’image fournit un résultat
immédiatement acquis, elle est synthétique : elle fournit le complexe de la
situation. Elle paraît être le fait lui-même, alors que le discours est
nécessairement médiatisant.
Or
cela entraine une mutation du mode de penser ; nous sommes en présence d’une
pensée par association d’images, émotive, intuitive, procédant par des
adhésions à des évidences successives et possédant une force indiscutable sans
l’appui d’une démonstration rhétorique. Ce mode de penser n’est pas du tout
concordant avec celui qui se réfère à la parole comme mode de transmission : en
effet, nous avions là un mode de penser reposant sur la démonstration,
analytique, rationnel et réflexif. Nous ne pouvons ici développer cette
opposition, bien réelle, aisément constatable, et qui provoque un changement
décisif dans la mesure où je ne crois pas que les deux modes puissent être cumulés.
Ils ne se réfèrent pas au même objet et induisent des attitudes mentales
opposées.
Et
cela nous mène au dernier point : la formation du jugement et d’un esprit
critique. Il me semble que la croissance des moyens de communication de masse
ne peut pas développer ces qualités. D’une part, le mode de penser visuel et
global engendre une connaissance de type « communiel », bien moins susceptible
de critique : il faut que celle-ci se greffe sur un discours. Il est très net,
par exemple, que pour retrouver le facteur jugement en présence de «
visualisations sonores » ou des essais esthétiques de cinéma contemporain, et
même de théâtre, l’artiste doit s’expliquer, revenir au discours : à ce moment
se réintroduit un élément de critique possible. Mais c’est en même temps la
trahison — et le démenti apportés à l’œuvre en question — qui a provoqué (était
faite pour provoquer) tout autre chose. De même, les M.M.C. me semblent bloquer
la possibilité d’une faculté de jugement par l’excès des informations, par le
flux ininterrompu de messages que nous recevons : tout jugement, tout exercice
critique, exige un temps d’arrêt, un recul, l’établissement d’une distance
entre l’information et l’intelligence qui la juge en la prenant comme un objet.
Or, matériellement, l’homme moderne n’a à aucun moment de possibilité de recul
et de réflexion. Il est envahi par les messages et ne peut qu’enregistrer, en
se faisant une « opinion » à la fois hâtive et incoordonnée.
Le
jugement sera exercé uniquement au niveau, à l’intérieur de la spécialité
professionnelle. Si du moins, là encore, il n’y a pas un excès d’information et
si les techniques ne changent pas trop vite, n’imposent pas des recyclages
fréquents empêchant de fonder un jugement sur une longue pratique associée à un
ensemble de connaissances théoriques. Le jugement est en effet affaire fragile
et délicate, il ne peut pas être fourni « en plus », avec un recyclage
technologique. Ainsi, me semble-t-il, nous sommes en présence, du fait des
M.M.C., d’un ensemble d’acquis considérables dans les domaines de la
possibilité de connaissance, de l’élaboration d’une sensibilité renouvelée,
d’une aptitude à la compréhension globale et d’un déficit dans le domaine de
l’aptitude au jugement raisonné, de la critique réflexive, des capacités conscientes
de choix et de décision.
Par Jacques Ellul in Le Monde diplomatique de Mai 1970
(1) Mass media of
Communication.
(2)
Certains aspects ont été indiqués par Francastel (Art et Technique) et
Friedmann (sept essais sur l’homme et la technique).
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