mardi 5 mars 2019

L'ECOLE, HIER, AUJOURD'HUI ET DEMAIN


L’excès des informations provenant des mass média risque d’affaiblir l’aptitude au jugement raisonné
Il est peut-être nécessaire de rappeler dès le début que nous ne pouvons éviter la pluralité de sens du mot information, car les moyens modernes d’information ne se situent que par rapport à tel ou tel usage de ce mot. D’un côté, l’information concerne les « nouvelles » transmises, qu’il s’agisse de politique, d’économie, de questions sociales. Le moyen de cette information sera le journal ou l’information radiodiffusée, télévisée, etc. De l’autre, l’information doit être prise dans un sens beaucoup plus large : il s’agira de tous les « signaux » ayant un contenu significatif, depuis le feu vert ou rouge jusqu’au film ou au spectacle télévisé de haute qualité.
A un autre point de vue, il n’est plus guère possible de distinguer l’enseignement (donné au lycée ou à l’université) et la diffusion de connaissances de tous ordres par les M.M.C. (1) si bien que l’on admet parfaitement que la presse, la radio, la T.V., ont un rôle éducatif à l’égard des adultes, et qu’il y a une sorte de fonction d’éducation continue qui se crée dans notre société (venant doubler les indispensables recyclages). Or, réciproquement, la diffusion de cette information formatrice par les M.M.C. conduit à remettre en question l’enseignement donné dans les organismes universitaires, qui parait complètement périmé quant à son objet aussi bien que quant à ses méthodes. Ces premières constatations faites, que peut-on dire au sujet de l’influence des moyens modernes d’information pour la formation intellectuelle ?
Il y a assurément plusieurs niveaux à considérer. Le plus simple est celui de la transmission des connaissances. Les moyens modernes d’information, de façon globale, assurent une immense possibilité de connaissances et leur diffusion. Qu’il s’agisse d’abord de la connaissance des événements politiques, économiques, cela va de soi, c’est évident. Compte tenu du fait que chacun ne peut finalement enregistrer qu’une part infime des « informations » possibles récoltées et mises à la disposition du public chaque jour. Et cet enregistrement se fait au hasard. Un titre qui « accroche », un moment libre où on lit une feuille de journal, etc. Cette connaissance du monde accumulée par le lecteur ou l’auditeur est donc de type totalement différent de celle diffusée dans l’enseignement, qui fonctionne avec des programmes de connaissance systématique et progressive. Nous aurons ainsi deux types de connaissances, d’un côté celles, ordonnées, rationnelles, mais donnant l’impression (par comparaison) d’être mortes, inactuelles, sans référence au réel. De l’autre, celles qui concernent ce « réel » bouillonnant, en mutation constante, incohérentes et irrationnelles, mais vivantes.
En certains points on essaie de procéder à la jonction. L’enseignement va se fonder sur des émissions de TV, ou bien, au point de vue méthodologique, on va utiliser tel moyen technique : c’est en particulier l’engouement pour les « méthodes audio-visuelles ». Mais il faut alors faire deux remarques : l’emploi de ces méthodes, utilisant les « nouveaux moyens d’information », modifie le mode de transmission mais point le schéma de connaissances à transmettre. Il y aura seulement une accélération dans la transmission, mais aucun « pont » n’est établi entre les deux types d’informations, qui divisent notre attention, notre capacité à comprendre, notre mémoire, etc.
La seconde remarque est relative à un phénomène très courant aujourd’hui : les méthodes audio-visuelles supposent une très grande rigueur dans l’application, un appareillage précis, etc. Or, maintenant que le système se diffuse, on assiste aux inventions les plus baroques, aux initiatives individuelles baptisées de « méthode audio-visuelle », alors qu’elles n’ont plus rien de la technique primitive (ceci est d’ailleurs un fait assez général lorsqu’il s’agit de techniques non mécaniques : on baptise ainsi dynamique de groupe ou pédagogie non directive n’importe quelle manipulation ou laisser-aller…).
L’ordinateur professeur
Enfin en ce qui concerne la transmission des connaissances, le point ultime pourrait être l’utilisation de l’ordinateur en tant que professeur (tel que Closets le décrit dans En danger de progrès). Il est toujours, en effet, essentiel de rappeler que finalement on ne peut pas compter sur l’accumulation de toutes les connaissances « dans l’ordinateur » : il faut, d’une part, que des hommes aient aussi un très grand nombre de connaissances (et pas seulement pour « faire marcher » l’ordinateur), ne serait-ce que pour savoir quelle question poser, quel programme établir, pour utiliser la « somme » contenue dans l’appareil. Celui-ci ne peut en rien suppléer la mémoire humaine, qui doit se charger d’une quantité croissante de savoir : si l’homme n’a pas en mémoire l’essentiel, la mémoire de l’ordinateur sera paralysée.
On ne peut donc espérer résoudre le problème de l’encombrement des informations en confiant tout le paquet à l’ordinateur. Mais, d’autre part, il faut aussi que l’homme ait des connaissances, un savoir, pour pouvoir réfléchir : actuellement, il me semble que l’on commet une erreur en axant de plus en plus l’enseignement soit sur la méthodologie soit sur la réflexion… On n’exerce une méthode concrètement qu’à partir ou en fonction de certaines connaissances. On ne réfléchit que sur des connaissances. Sans quoi la méthode est pure abstraction, et la réflexion sera parole sans contenu. Quoi qu’il en soit, il est parfaitement possible que l’ordinateur devienne un excellent professeur, individualisé, permettant l’évolution intellectuelle plus ou moins rapide selon chacun, recommençant indéfiniment ce qui n’a pas été compris, apte à faire passer des examens qui n’en seront pas vraiment (ce que l’on appelle déjà l’examen à ordinateur branché). Ce n’est pas du domaine du rêve. Seulement, le point faible est que, l’ordinateur n’ayant aucun pouvoir de coercition, tout repose sur la bonne volonté de l’élève à apprendre ce qui est possible.
Mais les moyens modernes d’information ne contribuent pas seulement à une croissance des connaissances, à leur écartèlement, aussi, ils instituent, ce qui me semble essentiel pour l’avenir de l’intelligence, une nouvelle sensibilité. D’une façon schématique, disons que l’homme avait une sensibilité adaptée à l’ancien milieu naturel : il savait voir avec acuité (en tant que chasseur ou pêcheur), il savait discerner les signes du temps, il avait des réflexes adaptés à la vie agricole, il savait discerner la qualité d’un cheval ou d’un chien, il savait entendre des bruits et les interpréter, etc.
Au dix-neuvième siècle, et avec la vie urbaine, toutes ces qualités ont disparu du fait de leur inutilité. A quoi bon voir loin, il y avait des murs partout. Inutile de « lire » des traces dans la boue, elles n’ont aucun sens particulier, etc. Il y a eu perte de tout un appareil de sensibilité. Et peut-être cela fait-il également partie du jugement porté alors contre le bourgeois dont les sens se sont émoussés, et qui vit d’une manière bien plus passive et médiocre, qui substitue à une connaissance concrète fondée sur l’observation une émotion esthétique et culturelle.
Les qualités traditionnelles étaient complètement inadaptées au nouveau milieu, et celui-ci n’était pas encore suffisamment total, contraignant, rigoureux, pour que naisse un nouveau type de sensibilité. Celui-ci paraissait pourtant déjà dans certains métiers industriels. Mais il faut du temps, plusieurs générations pour que se crée une telle adaptation. Or, à cause des M.M.C., nous assistons précisément à la naissance de cette nouvelle sensibilité (2). Et c’est peut-être un des éléments importants de l’incompréhension entre jeunes et vieux.
Par le cinéma nous apprenons à voir ce que nous n’apercevions plus. Nous redécouvrons une réalité. Le gros plan, le travelling éveillent de nouveaux sens ; par la musique moderne nous entendons des alliances de sons, des objets sonores qui ne nous étaient jusqu’alors que des bruits. Nous découvrons l’insolite, le surprenant dans notre vie quotidienne : nous recevons de ces mass media une sensibilité qui est tout entière fixée sur cette vie quotidienne ; or celle-ci est faite par notre nouvel environnement, essentiellement technique. La conduite automobile nous crée de nouveaux réflexes, nous obéissons à de nouvelles informations. Notre sensibilité commence à être adaptée à ce nouveau milieu. Il y a donc évidemment un développement dans une orientation différente, mais selon l’adaptation inévitable à cet environnement. Les mass media, en créant cette sensibilité nouvelle, aident étonnamment à l’intelligence de notre milieu actuel de vie.
Ces deux facteurs nouveaux peuvent-ils nous conduire à la formation d’un mode de penser renouvelé, à l’amélioration de notre jugement, à l’apparition d’un esprit critique ?
Je laisse de côté la fausse question de la culture de masse. Fausse à tous points de vue, parce que l’on part de l’idée que ceux qui ne savaient pas lire et écrire et ne participaient pas à la culture « noble » au dix-huitième siècle n’avaient pas de culture, ce qui est ridicule ;
Parce que le contenu de la culture transmise par les M.M.C. est différent de celui de la culture dite bourgeoise, mais son rôle est identique, ses caractères sont les mêmes : qu’il s’agisse de la culture d’« élite » bourgeoise ou de la culture de masse « populaire », la fonction sociologique de la culture fixée par la bourgeoisie au dix-neuvième siècle ne change en rien à partir du moment où se crée une culture de masse ;
Parce qu’enfin le débat est dépassé par la seule culture vivante et utile de notre société, à savoir la culture technicienne qui rend factice la culture de masse des M.M.C.
Le problème est plus profond en ce qui concerne l’influence de ces M.M.C. sur l’intelligence. Il faut assurément faire allusion à la théorie de M. McLuhan selon laquelle la structure pointilliste de l’image télévisée institue un nouveau mode de penser en opposition à la structure linéaire et continue qui dérivait elle-même de la « ligne » écrite ou imprimée : autrement dit, la façon dont le « médium » nous transmet le signal de connaissance crée au niveau de notre inconscient un certain mode de penser. Si nous sommes habitués à suivre des yeux une ligne écrite, portant le message, notre pensée se constitue de façon linéaire, mais comme les lignes sont continues, elle devient aussi continue. Au contraire l’image télévisée (que M. McLuhan différencie complètement de l’image photographiée ou filmée) se constitue directement sous mes yeux par assemblage de points : ce sont ces points qui nous transmettent le message ; notre pensée tendra alors à devenir discontinue et non plus logique mais intuitive ou appréhensive.
Je ne suis pas absolument certain que l’intuition de M. McLuhan soit exacte ; par contre, ce qui me paraît très net, c’est le changement de notre mode de penser dans la mesure où la transmission s’effectue de plus en plus par l’image, de moins en moins par la parole ou l’écrit. L’homme actuel a besoin que tout lui soit présenté par des images, le texte ne sera plus qu’un contexte, à la limite inutile. Ceci n’est pas seulement le fait de la TV, du cinéma, etc., mais des affiches, des illustrations, des schémas, des courbes statistiques, etc. L’image se substitue à l’explication : elle transmet une connaissance directe et globale en opposé à la connaissance discursive et progressive de la parole. Et la lecture globale ou la théorie des ensembles comme méthodes appliquées dès le début de la formation pédagogique sont des applications de cette globalisation et visualisation de la pensée. L’image fournit un résultat immédiatement acquis, elle est synthétique : elle fournit le complexe de la situation. Elle paraît être le fait lui-même, alors que le discours est nécessairement médiatisant.
Or cela entraine une mutation du mode de penser ; nous sommes en présence d’une pensée par association d’images, émotive, intuitive, procédant par des adhésions à des évidences successives et possédant une force indiscutable sans l’appui d’une démonstration rhétorique. Ce mode de penser n’est pas du tout concordant avec celui qui se réfère à la parole comme mode de transmission : en effet, nous avions là un mode de penser reposant sur la démonstration, analytique, rationnel et réflexif. Nous ne pouvons ici développer cette opposition, bien réelle, aisément constatable, et qui provoque un changement décisif dans la mesure où je ne crois pas que les deux modes puissent être cumulés. Ils ne se réfèrent pas au même objet et induisent des attitudes mentales opposées.
Et cela nous mène au dernier point : la formation du jugement et d’un esprit critique. Il me semble que la croissance des moyens de communication de masse ne peut pas développer ces qualités. D’une part, le mode de penser visuel et global engendre une connaissance de type « communiel », bien moins susceptible de critique : il faut que celle-ci se greffe sur un discours. Il est très net, par exemple, que pour retrouver le facteur jugement en présence de « visualisations sonores » ou des essais esthétiques de cinéma contemporain, et même de théâtre, l’artiste doit s’expliquer, revenir au discours : à ce moment se réintroduit un élément de critique possible. Mais c’est en même temps la trahison — et le démenti apportés à l’œuvre en question — qui a provoqué (était faite pour provoquer) tout autre chose. De même, les M.M.C. me semblent bloquer la possibilité d’une faculté de jugement par l’excès des informations, par le flux ininterrompu de messages que nous recevons : tout jugement, tout exercice critique, exige un temps d’arrêt, un recul, l’établissement d’une distance entre l’information et l’intelligence qui la juge en la prenant comme un objet. Or, matériellement, l’homme moderne n’a à aucun moment de possibilité de recul et de réflexion. Il est envahi par les messages et ne peut qu’enregistrer, en se faisant une « opinion » à la fois hâtive et incoordonnée.
Le jugement sera exercé uniquement au niveau, à l’intérieur de la spécialité professionnelle. Si du moins, là encore, il n’y a pas un excès d’information et si les techniques ne changent pas trop vite, n’imposent pas des recyclages fréquents empêchant de fonder un jugement sur une longue pratique associée à un ensemble de connaissances théoriques. Le jugement est en effet affaire fragile et délicate, il ne peut pas être fourni « en plus », avec un recyclage technologique. Ainsi, me semble-t-il, nous sommes en présence, du fait des M.M.C., d’un ensemble d’acquis considérables dans les domaines de la possibilité de connaissance, de l’élaboration d’une sensibilité renouvelée, d’une aptitude à la compréhension globale et d’un déficit dans le domaine de l’aptitude au jugement raisonné, de la critique réflexive, des capacités conscientes de choix et de décision.

Par Jacques Ellul   in Le Monde diplomatique de Mai 1970

(1) Mass media of Communication.
(2) Certains aspects ont été indiqués par Francastel (Art et Technique) et Friedmann (sept essais sur l’homme et la technique).

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